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devoir ; jusque-là, les âmes les meilleures, les âmes des sages comme celles des saints, ne pouvaient concevoir que le devoir de la tolérance.

Non seulement la morale ne révèle pas le droit, mais les considérations qui lui sont propres peuvent obscurcir ou fausser le sentiment du droit. L’idée fondamentale de la morale est l’idée du bien, « Fais le bien ; ne fais pas le mal, » voilà le résumé de tous ses préceptes. De là, lorsqu’on apporte dans l’étude du droit des préoccupations toutes morales, une tendance à chercher dans le bien seul la condition du droit. « Je n’admets que la liberté du bien, disent très sincèrement beaucoup d’honnêtes gens ; je ne saurais admettre comme un droit la liberté du mal. » La liberté absolue du mal serait sans doute la négation du droit puisqu’elle lui ôterait son caractère moral ; mais il n’est pas un droit, qui n’implique une certaine liberté du mal. Tout le monde le reconnaît pour des droits clairement et depuis longtemps établis, comme la propriété. La définition des jurisconsultes romains : Jus utendi et abutendi quatenus juris ratio patitur, implique évidemment dans la pleine et absolue disposition des biens, tout en marquant la légitimité juridique de la liberté du mal, la limite au delà de laquelle une telle liberté serait contraire non seulement à la morale, mais au droit lui-même. Par une de ces inconséquences qui se rencontrent si fréquemment dans les questions sociales, ceux qui protestent le plus facilement contre la liberté du mal sont souvent les plus ardents à revendiquer la liberté absolue de tester, c’est-à-dire le droit de mal faire dans la transmission de la propriété. C’est pour des droits plus nouveaux, comme la liberté de la presse, la liberté des cultes, la liberté de réunion et d’association, la liberté d’enseignement, que bien des âmes honnêtes répugnent à reconnaître la liberté du mal. Elles répugnent en réalité à reconnaître ces droits eux-mêmes ; car il est évident qu’ils ne sont rien, s’ils n’existent qu’à la condition qu’on n’en fasse jamais mauvais usage, et si le respect qui leur est dû doit toujours être subordonné à l’appréciation de tous les actes dans lesquels ils se manifestent. Le respect du droit chez un adversaire, pour des actes qui blessent nos sentiments, nos opinions ou nos intérêts, demande souvent un effort de vertu. Cet effort sera d’autant plus difficile que les passions qui lui font obstacle prendront le langage de la vertu elle-même et plaideront pour le bien menacé, pour la morale offensée par l’abus de la liberté. Il faut mettre le droit à l’abri des assauts qui lui sont livrés au nom de la morale et qui sont souvent d’autant plus dangereux qu’ils sont l’effet des convictions les plus sincères et des sentiments les plus respectables. Il faut l’étudier en lui-même, dans les conditions qui lui sont propres.