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des sociétés, alors même qu’on ne tiendrait aucun compte de son influence sur la fortune publique et sur les fortunes privées. Elle a donc sa valeur propre, quel que soit son fondement métaphysique, et elle appelle une science distincte.


VII


La distinction du droit naturel et de la morale est beaucoup plus difficile à établir. Elle est nouvelle et même toute récente dans la philosophie et dans la jurisprudence. La philosophie grecque ne l’a jamais soupçonnée. La jurisprudence romaine prétendait embrasser la morale tout entière et même la science universelle ; elle se définissait elle-même la connaissance des choses divines et des choses humaines, rerum divinarum atque humanarum notitia. Pour la scolastique, le droit naturel n’est qu’une partie de la théologie morale. Lorsqu’il commence à se constituer comme science particulière au xvie et au xviie siècles, il tend à laisser en dehors de son domaine les questions de pure morale ; mais c’est par prudence, pour ne pas être accusé de soustraire ces questions à la théologie. Pufendorf borne le droit naturel aux actions extérieures, à tout ce qui relève, non du tribunal de Dieu, mais des tribunaux humains. Il ne sait pas d’ailleurs se maintenir exactement dans ces limites, qui n’ont pour lui rien de philosophique, rien qui résulte de la nature des choses, et qui ne sont qu’une concession à l’intolérance théologique. Leibniz, dans son célèbre Examen, lui a durement reproché cette concession, qu’il considère comme une dégradation du droit naturel. Pour lui, comme pour les philosophes et les jurisconsultes de l’antiquité, il existe une jurisprudence universelle qui embrasse à la fois la justice humaine et la justice divine ; le droit naturel ne gouverne pas seulement cette vie, il trouve son couronnement dans la vie future, et il se priverait « de la plus belle de ses parties », en même temps qu’il renoncerait à toute autorité effective, s’il ne cherchait pas à établir « par une démonstration parfaite » l’immortalité de l’âme[1].

Kant est le premier qui ait nettement séparé le droit naturel de la morale. Après avoir posé, dans la Critique de la raison pratique, les fondements communs de ces deux sciences, il consacre aux principes de chacune d’elles deux ouvrages distincts : les Éléments métaphysiques de la doctrine du droit et les Éléments métaphysiques de

  1. Monita quœdæn ad Pufendorfii principia, passim.