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e. beaussire. — du droit naturel.

des cas toutefois où ils ne comptent que sur eux-mêmes vis-à-vis d’une société étrangère. Les voyageurs qui pénètrent chez des peuples inconnus se considèrent comme seuls juges de leur conduite à l’égard de ces peuples. Ils pourront se prêter, par nécessité ou de plein gré, à leurs usages et à leurs lois ; ils pourront aussi, s’ils sont en nombre et suffisamment armés, traiter d’égal à égal avec leurs chefs ; ils ne se feront, dans tous les cas, aucun scrupule de prendre toutes les précautions utiles pour pouvoir au besoin se protéger eux-mêmes, non seulement contre toute attaque, mais contre toute exigence excessive. Entre eux et ceux dont ils se sont faits ou sont devenus les hôtes, ils ne reconnaissent aucun lien légal, mais un état de paix ou de guerre, en un mot l’état de nature.

Ce sont des situations exceptionnelles ; mais l’état de nature trouve encore sa place dans les relations ordinaires entre des hommes de même civilisation, soit qu’ils appartiennent à un même pays ou à des pays différents. Tout, dans ces relations, n’est pas réglé par les lois ou par les traités ; tout n’appelle pas la protection des pouvoirs établis. Souvent on ne peut invoquer que la conscience, l’honneur, les sentiments de sociabilité et d’humanité, en un mot les forces toutes sociales qui régissent la société universelle sans la soustraire à l’état d’anarchie.

Dans les matières mêmes qui reçoivent une consécration légale, l’état de nature n’abdique pas tous ses droits. Nul n’accepte l’omnipotence absolue de la société dont il fait partie. Contre cette omnipotence, on a souvent, dans tous les pays et dans tous les temps, fait appel à certains intérêts, à certains principes supérieurs, dont bien peu sans doute ont une conscience claire et distincte, mais dont nul ne se résigne à faire entièrement le sacrifice. Tantôt ces intérêts et ces principes ne sont sentis que comme de purs besoins, de l’ordre matériel ou de l’ordre moral ; tantôt, à un degré plus élevé de civilisation ou de culture, ils sont conçus plus ou moins nettement comme des droits naturels ou acquis : c’est la liberté sous toutes ses formes, c’est la propriété, c’est l’honneur, ce sont les droits de la famille ou ceux des sociétés religieuses. Souvent la protestation, au nom de ces besoins ou de ces droits, se bornera à de sourds murmures ; souvent aussi, elle ira jusqu’à la résistance effective, jusqu’à la révolte, jusqu’à la guerre civile. Or, quand on prétend borner, à tort ou à raison, par la pensée ou par des actes, la puissance sociale à laquelle on est soumis, on sort par là même de sa dépendance, on se fait son égal et plus que son égal : on se constitue son juge. On se place ainsi vis-à-vis d’elle, effectivement ou moralement, dans l’état d’anarchie, dans l’état de nature.