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ANALYSESegger. — Le langage chez les enfants.

pour désigner l’eau, tous les oiseaux et tous les insectes, tous les liquides, enfin les pièces de monnaie elles-mêmes, parce que sur un décime français il avait aperçu un aigle[1]. Ces généralisations indiscrètes et abusives tiennent sans doute en premier lieu à la pauvreté du vocabulaire enfantin. L’enfant est comme un homme qui, n’ayant pas beaucoup de vaisselle, mangerait tous les mets de son repas dans la même assiette : il fait entrer de force plusieurs sens dans un seul et même terme. On trouverait en grand nombre des exemples analogues dans les langues des peuples primitifs ; ainsi les Romains appelaient les éléphants des bœufs de Lucanie. Mais ce ne sont pas seulement des raisons d’économie qui dirigent l’enfant : s’il fait voyager les mots d’un sens à un autre, c’est qu’il a réellement une merveilleuse aptitude à saisir entre les choses des rapports qui échappent même à la finesse de l’homme mûr.

Ce qui donne un attrait particulier aux études de M. Egger sur le langage enfantin, c’est qu’on y retrouve sans cesse les préoccupations du philologue et la science de l’helléniste. — Une petite fille de trois ans veut dire à son frère qu’elle lui donnera seulement le dernier — celui qui restera — des bonbons qu’elle possède, et elle s’exprime de cette façon bizarre : « Je te donnerai le qu’un. » Or il se trouve, remarque M. Egger, que le grec μόνος, seul, vient du verbe μένω, rester. La petite fille a fait du grec sans le savoir. — Dans la tendance à supprimer le verbe abstrait être et à composer des verbes attributifs concrets, et de même dans la formation des mots par dérivation, dans l’altération des voyelles et des consonnes, dans l’instinct grammatical de la flexion, et à d’autres points de vue encore, M. Egger est tout heureux de signaler de curieuses analogies entre les procédés enfantins et les lois générales qui ont présidé à l’organisation des langues. Comment ne pas admirer en particulier la logique rigoureuse qui conduit l’enfant à se mettre en contradiction avec l’usage, et qui explique la plupart de ses fautes contre la grammaire ? L’enfant observé par M. Egger, se rappelant que rendre a pour participe rendu, disait prendu de prendre, éteindu de éteindre. De même, Laura Bridgman écrivait eated pour ate, de cat, seed pour saw, de see. Il n’est personne qui n’ait recueilli dans sa propre expérience des faits analogues. J’avais eu beaucoup de peine à apprendre à un enfant de trois ans que le pluriel de cheval est chevaux : un jour passe dans la rue un escadron de dragons : « Papa, me crie l’enfant, voilà des soldats à chevaux. » Et la logique puérile mettait ma grammaire en déroute ! Cette logique instinctive est si puissante, ses effets sont si réels, que M. Max Mueller a pu dire : « Ce sont les enfants qui épurent les langues ; ils ont éliminé peu à peu un grand nombre de formes irrégulières[2]. »

Une autre partie intéressante du travail de M. Egger, c’est le chapitre

  1. Voyez la Revue philosophique, du 1er nov. 1878, p. 503.
  2. Max Mueller, Lectures on the science of langage, l. 66.