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dépendance n’y est possible que dans une mesure très restreinte, laquelle d’ailleurs n’exclut nullement le déterminisme. M. Benamosegh ne s’aperçoit pas que de telles actions sont, à tous leurs moments, déterminées, même quand on les accomplit, dans le but de se donner en spectacle sa liberté. Pour commencer par la fin, une fois prise la décision de réaliser l’un quelconque de deux actes indifférents, par exemple « écrire gros ou fin », il y a toujours une raison mécanique qui explique pourquoi, en fait, j’ai accompli l’une de ces actions et non l’autre. Au moment même où j’écris ces lignes, pour faire l’expérimentation dont parle M. Benamosegh et me montrer mon pouvoir de choisir entre diverses écritures, j’écris en grosses lettres. Pourquoi ce genre d’écriture est celui qui s’est réalisé ? Parce que j’avais écrit précédemment en lettres fines et que la pensée d’une grosse écriture a été par contraste éveillée d’abord, puis rendue dominante. C’est là une détermination toute mécanique et presque inconsciente[1]. Mais ma décision même de choisir entre diverses actions possibles, décision dont j’ai eu pleine conscience, a-t-elle été à son tour déterminée ? — Oui, par le désir de me prouver ma liberté de choisir. — Et ce désir lui-même ? — Il a été déterminé, dans le cas présent, par un autre désir, celui de trouver la solution d’une grande difficulté métaphysique et d’échapper, s’il est possible, au déterminisme universel. En croyant y échapper par la liberté d’indifférence, je n’ai fait que mettre en évidence tout ensemble la solidité et la flexibilité des mailles dont il m’entoure : il suit tous mes mouvements sans les gêner. Il est comme l’air qui m’enveloppe toujours de sa prison transparente, quoique je m’y meuve en tous sens. La colombe, disait Kant, s’imagine qu’elle volerait mieux dans le vide ; on pourrait appliquer ce mot aux philosophes qui s’imaginent qu’ils seraient plus libres s’ils agissaient et choisissaient, sans qu’il y eût toujours une raison de leur acte et de leur choix. Quand la colombe vole à droite plutôt qu’à gauche, son mouvement est déterminé mécaniquement par la direction de ses forces intérieures combinée avec la pression du milieu : nous avons beau parler de notre liberté d’indifférence, nous sommes comme la colombe. Nous n’arriverons jamais à voler dans le vide ni à vouloir sans raison ; la chose d’ailleurs serait-elle bien désirable ?

Comme la liberté d’indifférence, le libre arbitre est à nos yeux une idée en partie chimérique et en partie intelligible, qui ne se réalise que dans la mesure de son intelligibilité. Nous pourrions en dire autant de l’indétermination des futurs. Mais ce sont là des sujets sur

  1. Voir, dans notre chapitre sur la Liberté d’indétermination, de nombreux exemples d’expériences analogues.