Un grain de scepticisme germa prématurément dans cette petite tête, et ce ne fut pas au profit de son bonheur. Un peu plus tard, quand il eut près de cinq ans, sa mère, après avoir pris conseil de personnes sensées, se décida à commencer son instruction littéraire (car il y a un âge pour commencer l’instruction !) par des récits tirés de l’histoire sainte. Elle eut beau assurer à l’enfant que c’était la vérité même, il ne s’y intéressa aucunement. La naissance d’Ève, tirée d’une côte, provoqua, à la première audition, un franc éclat de rire. « Oh ! oh ! oh ! oh ! Mais ce n’est pas possible, ça ! C’est des bêtises ! » Ce n’est pas ma faute, si le mot est textuel. Mais ce mot, d’une crudité si franche, n’est-il pas, dans la bouche d’un petit enfant, l’arrêt sans appel d’un système d’éducation fondé sur les contes ? Ceux qui veulent que leurs enfants croient à la Bible ne doivent pas commencer par les avertir que les contes du Petit-Poucet et du Chaperon-Rouge ne sont pas articles de foi. Herbert Spencer a dit de l’enfant et du sauvage : « Il croit tout ce qu’on lui raconte, quelque absurde que ce soit ; toute explication, si inepte qu’elle soit, il l’accepte comme satisfaisante. Faute de connaissance généralisée, rien ne paraît impossible ; la critique et le scepticisme font défaut. » Je suis convaincu que cet aphorisme n’est que relativement vrai. Je pourrais citer encore grand nombre d’exceptions qui le contredisent. Je me bornerai à deux. Une petite fille, âgée de trois ans, à qui l’on racontait, suivant le conseil de Fénelon, des historiettes bibliques, fit cette réflexion : « Ecoute, papa, puisque le bon Dieu voulait qu’Adam et Eve fussent heureux, s’ils ne désobéissaient pas, pourquoi avait-il mis des pommes dans le Paradis ? Dis, papa, pourquoi il ne les avait pas faits heureux pour toujours ? » Un enfant, âgé de trois ans et demi, dit, à propos du sacrifice d’Abraham : « Mais pourquoi il était si méchant le bon Dieu, dis ? Et pourquoi il voulait qu’on tue Isaac ? » Avait-on dit à ces enfants que tous les contes ne sont pas vrais, ou bien leur petit jugement se refusait-il à la foi pure et simple, à la foi combattue par l’évidence et le sens commun, au credo quia absurdum ? J’estime que leur incrédulité venait de cette double source.
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perez. — l’éducation du sens esthétique
Bernard Perez.