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les Eaux-Bonnes : cette montagne, située à peu près au sud de la ville, est noire dans la matinée, blanchâtre l’après-midi, et d’un rose vif le soir. « Elle est bien grande, disait-il, la montagne ! Ce matin elle est toute blanche, hier toute noire, et l’autre hier toute rose. Oh ! la belle montagne ! Elle est bien plus grande que notre maison, peut-être quatre fois plus grande ! » — D’un bel animal, il disait qu’il était « blanc, noir, jaune, et bien grand, ou bien gentil, pas méchant, pas vilain du tout » ; d’un beau peuplier, qu’il était « bien grand et bien joli, mais pas aussi gros que le figuier, le grand figuier, du jardin de grand’mère. »

Ainsi donc, même à trois ans, l’instinct de la beauté spécifique paraît plus développé que celui des beautés animales et naturelles, et surtout de la beauté plastique : mais cet instinct est lui-même très-imparfait. Voyons aussi, dans toutes ces applications du sens esthétique, dominer l’influence de l’élément connu, de l’expérience personnelle, des relations habituelles et des sentiments familiers. L’instinct esthétique, comme tous les instincts, se développe comme il est venu, par une nouvelle adaptation des relations subjectives avec les relations objectives, par l’intégration avec la série des faits analogues, des idées et des sentiments d’agrément, d’harmonie, de vérité, d’expression, qui constituent le fond inné de la sensibilité esthétique. L’enfant commence à ressentir du plaisir et de l’admiration pour le petit groupe d’objets qui l’entourent immédiatement : il passe ensuite par degrés insensibles à l’appréciation esthétique de certaines relations un peu plus compliquées que lui offrent les objets un peu plus éloignés, les objets de la maison, de la cour, du jardin, de la place publique où il va jouer chaque jour. Ce sont là les mesures d’appréciation auxquelles il rapporte automatiquement tous les autres objets qui s’offrent à sa vue. Il n’est pas tout à fait insensible à l’effet des beautés même artistiques : mais ce qu’il admire dans une toile de grand maître, c’est l’or, ce sont les couleurs vives, et puis les personnages qui ne sont pour lui que des papa et des bébé. Dans un beau paysage, ce sont les arbres grands, plus grands que ceux qu’il a vus ; dans une belle montagne, ce sont les couleurs variables, et la grandeur dépassant celle de sa maison. Et ainsi des autres espèces de beauté. L’idéalité transmise par les ancêtres se développe donc chez le petit enfant suivant les lois de l’évolution générale, s’adaptant aux objets de plus en plus éloignés, et les analysant de plus en plus. Plus les objets lui rappellent de rapports vrais associés à des souvenirs plus ou moins distincts de sensations agréables et intenses, plus on peut dire que cet idéal a progresse.