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personnes dont le visage leur est inconnu semble l’indiquer. Ils sympathisent à première vue avec certains visages, qui d’ailleurs nous plaisent aussi ; certains visages, qui nous déplaisent, paraissent aussi les rebuter ou les effrayer. Mais la facilité avec laquelle ils se réconcilient avec ces derniers, pour peu qu’ils y remarquent des signes de bienveillance, et surtout d’enjouement, la facilité avec laquelle ils se désintéressent des premiers, s’ils n’y voient que froideur, autorisent à supposer que si l’hérédité, et même les expériences personnelles, disposent l’enfant âgé de dix ou quinze mois à sentir vaguement le charme d’un beau visage, d’un arrangement convenable de formes et de couleurs, une tendance encore plus forte le rend apte à sentir et à goûter l’effet résultant de l’expression vraie d’un sentiment. Il en doit être ainsi : car nous voyons l’idéal de l’expression primer ordinairement, dans l’adulte, l’idéal de la proportion. La figure la mieux proportionnée, si elle manque d’expression, ne nous dit rien, et la figure la plus irrégulière, même la plus repoussante, s’illumine pour nous des pensées et des sentiments qu’elle exprime, ou dont nous lui prêtons l’expression. Il n’est donc pas étonnant que l’élément intellectuel du beau soit subordonné, chez l’enfant comme chez nous, à son élément sensible, ou même que le premier soit presque complètement absent chez lui. On sait, en effet, que ce qui s’est premièrement développé dans l’espèce l’est aussi premièrement dans l’individu.

Nous voici à une troisième phase de la lente évolution esthétique. L’enfant a dix-huit mois, il est pourvu d’un nombre considérable de perceptions mal différenciées et mal généralisées ; il a fait, il a entendu faire quantité de jugements impliquant le concept du beau, et ce terme très souvent employé par lui, ou devant lui, a pu se spécialiser dans un abstrait rudimentaire. Que cette idée est pourtant chez lui indécise et flottante ! Le beau c’est pour lui le job, mais c’est aussi le bon, et surtout l’expression du connu. Il rapporte tout à lui dans ses appréciations esthétiques. Ce qui lui est agréable ou utile, ce qui est lui, ou ce qui est à lui, ou près de lui, est joli : sa personne, ses mains, ses pieds, ses vêtements, ses jouets, son père, sa mère, ses frères, ses amis. Cependant tout cela cesse d’être joli quelquefois : le jouet, quand il l’a brisé ou sali, ou qu’il s’en est dégoûté ; les images, quand il en est las ; l’enfant quand il est en colère, qu’il a désobéi, qu’il a fait de la peine à quelqu’un. Nous voyons donc toujours, dans l’idéal enfantin du beau, entrer comme éléments dominants, les jugements inspirés par les sentiments premiers, et les idées et les sentiments dérivés, dont sa personnalité est faite. Remarquons aussi combien il en est de même pour l’adulte.