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produit pas la religion, cette science des premiers âges, elle en sort. L’idée de l’infini ressemble sous beaucoup de rapports à l’ignorance socratique, ignorance raffinée, qui cache le plus haut développement de l’intelligence. Le caractère anti-scientifique des religions actuelles vient précisément de ce qu’elles n’ont pas assez le sentiment de l’ignorance humaine, pas assez d’ouverture sur l'infini. Si peu à peu la physique religieuse est devenue une métaphysique, si les dieux ont reculé de phénomène en phénomène jusque dans une sphère supra-sensible, si le ciel s’est séparé de la terre, cependant les religions ont toujours évité d’ouvrir en tous sens à la pensée de l’homme une perspective infinie : elles ont toujours arrêté ses regards devant un être plus ou moins déterminé, un créateur, une unité où l’esprit puisse s’arrêter, se reposer, se délasser de l’infini. Leur métaphysique, comme leur physique, est restée plus ou moins anthropomorphique, plus ou moins fondée sur le miracle, c’est-à-dire sur ce qui limite et suspend l’intelligence. Et comme l’objet de la plupart des religions n’est rien moins que l’infini, de même la foi religieuse elle-même consiste essentiellement dans le besoin d’arrêter l’essor de l’esprit et de lui imposer une borne éternelle, dans la négation de l’infinité de la pensée humaine. Frappées d’un arrêt de développement, les religions se sont attachées à jamais aux premières formules qu’elles avaient trouvées ; elles en ont fait un objet de vénération. La religion, qui n’était à l’origine qu’une tentation scientifique, a donc fini ainsi par devenir l’ennemie même de la science.

Aujourd’hui, il faut qu’elle s’absorbe et se perde dans la science elle-même ou dans l’hypothèse vraiment scientifique, je veux dire celle qui ne se donne que comme une hypothèse, se déclare elle-même provisoire, mesure son utilité à l’étendue de l’explication qu’elle donne et n’aspire qu’à disparaître pour faire place à une hypothèse plus large. Mieux vaut la science ou la recherche que l’adoration immobile. Ce qui seul est éternel dans les religions, c’est la tendance qui les a produites, le désir d’expliquer, de raisonner, de fier tout, en nous et autour de nous ; c’est l’activité infatigable de l’esprit, qui ne peut s’arrêter devant le fait brut, qui se projette en toutes choses, d’abord troublé, incohérent, comme il était jadis, puis clair, coordonné et harmonieux, comme la science d’aujourd’hui. Ce qui seul est respectable dans les religions, c’est donc précisément le germe de cet esprit d’investigation qui tend à les renverser aujourd’hui.

Guyau.