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guyau. — de l’origine des religions

réellement : tel est l’arbre, où circule une vie si intense et si silencieuse. L’animal n’observe pas assez pour voir les plantes grandir, la sève monter ; mais quel ne dut pas être l’étonnement de l’homme lorsqu’il remarqua que les racines des arbres s’enfonçaient jusque dans le roc, que leurs troncs faisaient craquer toute entrave, qu’ils s’élevaient d’année en année, et que leur pleine vigueur commençait avec sa vieillesse ! La végétation de la forêt est une vie, mais si différente de la nôtre, qu’elle devait naturellement inspirer l’étonnement, le respect à nos ancêtres[1]. D’ailleurs le sentiment qui porte l’animal et l’homme primitif à animer tout ce qui les entoure leur fait douer d’activité et de volonté même de simples instruments inertes qu’ils devraient connaître pour tels : l’Australien adore et couronne de fleurs le fusil du blanc, qu’il supplie de ne pas le tuer ; le lion mord la flèche qui le frappe, il va même jusqu’à mordre la pierre sur laquelle est venue frapper une balle partie à son adresse ; le combattant s’acharne souvent non-seulement contre ses ennemis, mais contre tout ce qui leur appartient : il semble que quelque chose d’eux a passé à ce qu’ils possédaient. L’instrument apparaît toujours comme une sorte de complice : rien de plus difficile à se figurer que l’indifférence de la nature. Ajoutons que, lorsqu’ils ont constaté une propriété particulière dans un certain objet, l’animal et l’homme primitif ont de la peine à étendre cette propriété à tous les objets du même genre : un jour que je faisais courir un jeune chat, comme un petit chien, après une boule de bois que je lui lançais, la boule vint à le blesser ; il cria, je l’apaisai, puis je voulus recommencer le jeu ; il courut volontiers après les pierres les plus grosses que je jetai, mais il refusa obstinément de courir de nouveau après la boule. Ainsi c’était bien à la boule seule qu’il avait attaché la propriété de blesser ; il la regardait peut-être de mauvais œil ; peut-être la considérait-il comme un être méchant, qui ne se prêtait pas au jeu ; faute de généraliser

  1. On sait comment M. Spencer explique le culte des arbres : tantôt c’est le culte des âmes des morts paraissant pour une raison ou pour une autre s’y être fixés ; tantôt il provient d’une légende mal comprise : une tribu sortie des forêts, venue des arbres, finit par croire qu’elle est réellement née des arbres, qu’elle a des arbres pour ancêtres. Tout cela nous paraît un peu artificiel. Un grand arbre est par lui-même vénérable ; je ne sais quelle « horreur sacrée » est répandue dans les grandes forêts : d’ailleurs, comme nous le remarquions tout à l’heure, la nuit, l’obscurité entre pour une notable part dans la formation des religions ; or la forêt, c’est la nuit éternelle, avec son imprévu, ses frissons, le gémissement du vent dans les branches, qui semble une voix, le cri des bêtes fauves, qu’on dirait quelquefois sortir des arbres eux-mêmes. Rappelons encore que la sève de certains arbres, lorsqu’elle s’épanche d’une blessure, a la couleur du sang, d’autres fois la couleur et presque le goût du lait.