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une chose passée. Or, suis-je disposé à ranger parmi les rêves toutes mes perceptions d’autrefois, que j’ai tenues néanmoins pour vraies sans les soumettre à aucun genre de vérification ?

Nous avons vu que l’état de veille est caractérisé par la vivacité des impressions reçues. Mais ce n’est pas tout. Ces impressions sont en outre enchaînées logiquement. Comme le dit Descartes, on sait d’où elles viennent, ce qui les a précédées, ce qui les a suivies. Et qu’est-ce qui leur procure cette qualité ? Le monde extérieur, où les événements se succèdent conformément à la loi de causalité. L’habitant de Liège ne peut se trouver à Paris qu’à la condition de s’y être transporté. C’est l’ordre des choses. Ah ! si nous vivions dans les régions des Mille et une Nuits, ou dans les jardins enchantés d’Armide, nous jugerions des aventures ordinaires de la vie d’après d’autres règles, c’est clair. Si seulement même, comme l’illustre chevalier de la Manche, vous avez une foi robuste dans le pouvoir des enchanteurs, ou, sans aller si loin, si, imbu des superstitions du peuple, vous croyez à l’influence des sorciers, que de choses impossibles vous regarderiez comme d’incontestables réalités ! Mais la nature, d’un côté, le milieu social auquel vous appartenez, de l’autre, ont donné à votre esprit une éducation et des tendances spéciales, et vous vous refusez à regarder comme réel ce qui est incompatible avec votre expérience. Cette expérience — ai-je besoin de le dire ? — n’est jamais achevée. Chacun partage plus ou moins les préjugés de son temps : Tacite ne révoquait en doute ni les augures ni les oracles. Vous pouvez donc, en vous fiant uniquement à elle, verser dans des erreurs. Mais c’est encore en vertu de l’expérience que l’on se sait faillible.

Tout ce qui est en contradiction absolue avec les lois que j’ai reconnues régir le monde est par moi forcément qualifié d’imaginaire. Mon rêve me fait-il revivre un ami mort, je n’hésiterai pas à qualifier ma vision comme il convient. Il en sera de même si la scène qui m’est présentée offre des contradictions intimes, comme quand un mort s’y meut et y parle. Sous ce rapport. Descartes et Albert Lemoine ont raison, et je souscris à leurs paroles. Mais qu’arrivera-t-il s’il n’en est pas ainsi ? Or, parfois, le rêve est parfaitement vraisemblable et enchaîné dans toutes ses parties.

Un jour, une de mes petites filles, âgée de huit ans et demi, demanda en ma présence à sa mère un jouet se trouvant, à l’en croire, dans le grenier de la maison de sa grand’mère chez qui nous étions alors. D’après la description qu’elle en donnait, ce devait être une grande grenouille ouvrant une large bouche. On lui répondit qu’on ne connaissait pas ce jouet, qu’on ne Pavait jamais vu, qu’il