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delbœuf. — le sommeil et les rêves

notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et en effet, si quelqu’un, lorsque je veille, m’apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où il viendrait ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l’estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau et semblable à ceux qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme. Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si, après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux qui ait de la répugnance avec ce qui m’est rapporté par les autres. Car de ce que Dieu n’est pas trompeur il suit nécessairement que je ne suis point, en cela, trompé[1]. »

Voilà bien le contrôle des sens et de l’intelligence tel que l’ont défini M. Grote et tous les auteurs. Nous lisons dans Albert Lemoine : « L’incohérence des images est pour nous le seul signe distinctif des rêves[2]. » Et plus loin : « La foi que nous donnons à la réalité objective des images du sommeil tient en grande partie à ce que nous ne pouvons volontairement ni involontairement faire usage de nos sens pour corriger les rapports des uns par ceux des autres[3]. » Je ne connais vraiment qu’un sens qui s’avise de corriger les autres : c est le toucher, qui nous permet de nous assurer, par exemple, que les images reflétées par le miroir n’ont aucun corps[4]. Mais, dans l’état de veille, qui s’avise jamais de toucher les personnes, les arbres et les maisons pour s’assurer que ce sont des corps réels, ou de croire à l’existence matérielle d’une image optique ? Et d’un autre côté en quoi le témoignage même du toucher garde-t-il l’halluciné d’être trompé par les fantômes qu’il voit ou qu’il entend ? De plus, enfin, le contrôle, qui me permet en effet, quand j’ai des doutes, d’en vérifier le sujet, ne peut s’exercer sur le rêve qui est

  1. Méditation sixième (fin).
  2. Du sommeil, Paris, J.-B. Bailliére, 1835, p. 108.
  3. Ibid, p. 112.
  4. J’ai cherché à expliquer cette propriété du sens du toucher dans mon article sur l'espace visuel (Revue philosophique, août 1877).