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serions maintenant à la station où nous avions à descendre, et nous aurions devant nous une belle journée ; on ne devrait jamais dans notre climat oublier combien le temps peut varier d’un instant à l’autre ; maintes fois il m’était arrivé de me mettre en route par la pluie et de voir briller le soleil une heure après mon départ. Bref je me livrais à toutes les réflexions qu’éveillé je n’aurais pas manqué de faire, si le temps s’était remis effectivement au beau. Était-ce l’homme endormi qui les faisait ? Je ne le pense pas. C’était l’homme de tous les jours.

Dans le rêve, — et en cela il diffère de la rêverie, — l’illusion est complète. La raison en est simple. Le dormeur éveillé, pour me servir de l’heureuse expression de M. Daudet, se complaît dans les écarts de son imagination, il s’y abandonne avec conscience, et souvent même il les conduit ; mais il sait qu’il est sous l’empire d’un mensonge plus ou moins volontaire. Cette conscience explicite provient uniquement de cette circonstance qu’il n’est pas séparé du monde qui l’entoure. M. Joyeuse voit les maisons, coudoie les passants, saisit des mots, des cris, des bruits de toute espèce ; et ces impressions, bien qu’affaiblies par la distraction du sujet, contrastent cependant encore par leur vigueur avec les impressions molles et sans relief fournies dans sa fable par l’officine imaginaire du pharmacien, la foule qui s’amasse, et les réflexions qu’il met dans la bouche du peuple. La confusion n’est pas possible. Décidément la maison, l’attroupement, les voix, tout cela est bien une création de son imagination inventive.

Dans le rêve, ce point de comparaison manque ; nos sens épuisés ne nous envoient plus que des sensations vagues et émoussées ; nos organes les plus actifs, l’œil surtout, ne fonctionnent plus ; et alors les images surnageant à la surface de notre cerveau nous font un monde imaginaire auquel nous accordons un caractère de réalité, en vertu de l’habitude invétérée de toujours voir autour de nous un monde différent de nous et opposé à nous-mêmes. Il est donc naturel que, dans le rêve, je réobjective mes propres idées qui ont été objectives à l’origine, puisque la vie réelle elle-même n’est qu’une suite d’objectivations. Car, ne l’oublions pas, nous ne voyons pas effectivement les choses ; nous ne sentons que les impressions qu’elles nous envoient ; et nous concluons qu’elles existent comme cause de ces impressions. Le rêve ne crée donc pas d’illusion. L’illusion provient uniquement de ce que nous ne ressentons plus qu’avec une énergie considérablement amoindrie les impressions que nous recevons des choses du dehors. À côté de la scène fictive, mettez une scène réelle avec son éclat et ses couleurs, la fiction s’évanouit.