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son principe est la volonté autonome, la liberté morale se commandant à elle-même et trouvant en soi sa force et sa fin. L’auteur, qui semble opposer cette doctrine à celle des empiriques anglais, comme la seule capable de lui tenir tête, la résume brièvement, non sans laisser dans un certain vague cette idée même de liberté qui en est pourtant la clef de voûte. Il fait remarquer, d’après M. Fouillée, que si la liberté n’est pas la cause initiale de nos actes, elle peut du moins en être le but final, et qu’ainsi transformée en idéal elle tend à se réaliser elle-même. Mais cet idéal de la liberté, en quoi consiste-t-il ? Ce ne peut être évidemment dans une indépendance absolue à l’égard de tout motif : cet idéal d’indifférence et d’indétermination est chimérique. Il consiste, nous dit M. Guyau, dans l’indépendance de l’être par rapport aux tendances inférieures, autant dire dans la prédominance des tendances supérieures. Mais comment distinguer dans un être l’inférieur et le supérieur, et cette distinction même ne sera-t-elle pas toute relative aux conditions d’existence qui lui sont propres ? M. Guyau croit qu’on peut admettre un idéal de liberté commun à tous les êtres. Soit, mais encore faut-il le définir. Avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de voir une définition dans ces expressions vagues et tautologiques : « le développement de toutes les puissances contenues en chacun des êtres qui composent l’univers, et comme conséquence l’union de tous avec tous, la concorde, l’harmonie, ou encore, pour employer le mot le plus compréhensif possible, l’universelle liberté. » Cette indétermination peut-être inévitable de l’idéal de liberté est sans doute une des objections que M. Guyau se réserve de faire à la doctrine de M. Fouillée ; car, si elle inspire son appréciation de l’utilitarisme, elle n’est cependant à ses yeux qu’un point de vue provisoire, et il garde jusqu’au bout cette attitude énigmatique d’un esprit qui se prête généreusement à toutes les idées sans se donner à aucune. Il ne se place donc au centre de perspective de la morale idéaliste que pour mieux voir les défauts de la morale naturaliste ; mais il est prêt aussi à se transporter au point opposé, pour mieux voir ceux de la morale idéaliste. Cette méthode de conciliation ne ressemble-t-elle pas beaucoup à la politique d’équilibre ?

C’est donc au nom d’un idéal moral, plus ou moins vaguement entrevu et poursuivi par l’humanité, que M. Guyau critique l’utilitarisme ; il nous montre l’humanité unie et constante dans la volonté de cet idéal, à travers toutes les variations et les divergences d’idées et de sentiments ; il nous montre l’utilitarisme lui-même se transformant sans cesse pour faire rentrer dans son sein cette notion de moralité désintéressée qu’il en avait d’abord exclue. Là est le défaut capital du système. Si les idées de désintéressement, de devoir, de moralité sont absolument vides de tout contenu, il faut le dire franchement et les répudier sans retour ; il faut renoncer à fonder une morale proprement dite. Et pourtant on veut conserver ces beaux noms et ces beaux sentiments, amour de l’humanité, amour de la vérité, amour du progrès