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ANALYSESguyau. — La Morale anglaise contemporaine.

bonheur est général, mais que le bonheur général est désirable. Stuart Mill ne le fait pas. — Admettons cependant ce postulat. Nous retomberons dans la difficulté où est déjà tombé Bentham. Faut-il obéir toujours et quand même aux règles générales tirées de la moyenne des cas, ou les circonstances exceptionnelles n’autorisent-elles pas des règles exceptionnelles ? M. Guyau approprie ingénieusement à l’utilitarisme l’argument sur lequel se fonde dans la morale de Kant l’immutabilité du devoir. Si chaque individu est maître d’obéir ou de désobéir aux règles générales, c’en est fait de leur efficacité et sur lui-même et sur autrui : elles doivent donc être considérées pratiquement comme inflexibles, les erreurs accidentelles qui pourront résulter de cette inflexibilité étant négligeables en comparaison de celles qu’entraînerait l’hypothèse contraire. À quoi M. Guyau répond qu’il faut bien adapter les règles aux circonstances, et que l’universalité de la règle est nécessairement relative à l’identité des circonstances. Vouloir appliquer la même règle à des circonstances différentes, c’est, comme l’a dit Stuart Mill, imiter les tacticiens allemands battus par Napoléon Ier. Voilà donc la morale échouée dans la casuistique.

Echapperons-nous à cet écueil en remontant, avec M. Spencer, aux causes nécessaires du bonheur, c’est-à-dire aux lois de la vie, et en substituant avec lui la déduction à l’induction ? M. Guyau ne le croit pas : la terrible question des exceptions se pose encore à nous avec la même force. Et de quel droit interdire à l’individu l’examen de ce qu’il doit faire en chaque circonstance, alors qu’aux yeux mêmes de M. Spencer le progrès ne peut consister que dans l’indépendance croissante de l’individu ?

Donc, en dernière analyse, aucune des doctrines utilitaires ne nous présente ni de but certain ni de règle fixe. Explique-t-elle du moins l’obligation ? C’est un second point que M. Guyau discute aussi consciencieusement que le premier.

Ainsi nous voyons tour à tour Bentham chercher le principe de l’obligation d’abord dans l’identité de l’intérêt social et de l’intérêt individuel, puis dans la crainte et la police sociale, puis dans la sympathie et l’opinion publique ; Stuart Mill, d’abord dans l’association des idées et des sentiments qui identifie artificiellement les intérêts dans la pensée et transporte à l’intérêt social la force attractive de l’intérêt individuel, puis dans l’organisation sociale des intérêts et dans l’éducation utilitaire qui peut seule former et maintenir cette association ; enfin MM. Darwin et Herbert Spencer, dans les impulsions héréditaires d’une moralité organique ou d’un instinct moral.

Mais ni Bentham, ni Stuart Mill, ni MM. Darwin et Herbert Spencer n’arrivent à mettre au service de leur idéal un motif capable, sinon de déterminer la volonté, du moins même de convaincre l’intelligence.

En effet, quand Bentham essaye de nous persuader que notre intérêt personnel est identique avec l’intérêt général, il confond l’identité immédiate et intime avec une solidarité lointaine et extérieure, et il a