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ANALYSESguyau. — La Morale anglaise contemporaine.

est obtenu par l’induction et selon l’autre par l’intuition. Ce principe sera pour l’une un simple fait donné empiriquement, pour l’autre une idée supérieure aux faits et qui doit être réalisée pour elle-même. La première ne peut entendre par devoir que la nécessité logique des moyens pour les fins ou des causes pour les effets ; la seconde seule peut donner à ce mot un sens absolu et vraiment moral.

M. Guyau examine donc si l’induction peut justifier le principe suprême de la morale. Stuart Mill a prétendu prouver d’abord que le bonheur est désirable, ensuite qu’il est le seul objet du désir. Mais il a simplement prouvé que chacun désire le bonheur, non que tous doivent le désirer, et que le désir du bonheur peut être au fond de tous les autres désirs, non qu’il y est en effet. M. Spencer emploie une méthode plus hardie qui rattache ces inductions partielles à une induction aussi vaste que le monde même et leur communique ainsi l’universalité nécessaire. Mais comment démontrer que ces immenses hypothèses enveloppent bien l’universalité des choses et qu’il n’y ait au delà rien d’inconnaissable ? La morale naturaliste repose donc sur un postulat métaphysique, tout comme la méthode idéaliste, avec cette différence pourtant que l’une peut voir ruiner son principe sans être ébranlée dans la multitude des observations qui lui servent de base, tandis que l’autre, une fois réfutée, verra tomber d’une chute commune et son principe et l’édifice entier des conséquences qu’elle y appuie. Si le point central de la morale intuitive était inébranlable, elle-même serait éternelle ; mais trouver ce point est difficile et probablement impossible. Conclusion bien décourageante pour l’idéalisme et qui doit au contraire donner bon courage aux partisans du naturalisme.

M. Guyau aborde ensuite le problème de la fin morale et du critérium moral. La fin étant d’abord le plaisir, le critérium sera, d’après Bentham la quantité, d’après Stuart Mill la qualité. Puis la fin se transforme elle-même, et le critérium devient soit le bonheur de l’humanité, soit les lois nécessaires de la vie. Quatre phases différentes de la doctrine que M. Guyau examine successivement.

La critique de la morale arithmétique de Bentham est vraiment curieuse comme exemple d’une discussion subtile et pénétrante. Reproduire ici les tours et retours de cette multiple dialectique est impossible : il faut lire l’ouvrage même. Mais ce qu’on peut du moins noter en passant, ce sont les fines observations psychologiques dont l’auteur sème son argumentation : « deux petits plaisirs n’en valent pas un seul mathématiquement égal à leur somme, comme deux poèmes médiocres ne valent pas un poème de génie. Le plaisir étant déjà grand, l’addition d’un petit surplus de plaisir n’éveille nul désir. » Indiquons aussi le remarquable passage où l’auteur, opposant à Bentham la vieille doctrine stoïque, montre que l’idée même de notre puissance morale influe sur la force de nos plaisirs ou de nos douleurs. Il est donc impossible de calculer mathématiquement la quantité des jouissances et des peines.