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boussinesq.sur le rôle de l’intuition géométrique

IV. — Sans l’intuition, tout raisonnement deviendrait impossible en géométrie et, probablement, même dans les autres branches des mathématiques.


Que resterait-il en effet, surtout en géométrie, du raisonnement pur, c’est-à-dire des modes de groupement et de succession si multiples des idées, sans la vue idéale de l’espace et des figures, qui conserve à ces idées leur vie et aux mots leur sens ? Rien évidemment, pas même des cases vides. Le flambeau de l’intuition une fois éteint, les notions qu’il éclaire et qui ne subsistent que par lui s’évanouiraient aussitôt ; et avec elles disparaîtraient tous leurs rapports, tous les enchaînements qu’elles forment. Le rôle du raisonnement en géométrie se borne, en quelque sorte, à classer les mille voies qui se croisent dans le monde de l’intuition, et à les fixer par le langage, afin de permettre de les retrouver au besoin : tâche très utile, qui ne sera jamais accomplie, à cause de l’étendue sans bornes du champ à explorer et des croisements infinis qui s’y trouvent, mais tâche qui deviendrait illusoire, si le champ entier se dérobait par suite de la disparition, réelle ou fictive, de la lumière qui en l’éclairant le crée pour l’esprit.

Il semble même, quand on suit attentivement les démonstrations des théorèmes les plus simples de la géométrie, de ceux qui concernent, par exemple, les perpendiculaires, l’égalité de tous les angles droits, l’égalité des triangles, etc., que le rôle du sens géométrique ne s’y borne pas à maintenir aux mots leur signification et à contrôler l’exactitude des propositions principales. Il y a du moins, dans l’enchaînement de celles-ci, plus que des syllogismes, plus que delà déduction pure. À côté de ce qui est dit explicitement, il y a quelque chose d’indéfinissable qu’on laisse entendre, il y a un recours direct à l’intuition prise en bloc, ou instinctive ; et celle-ci peut seule compléter ce qui manquerait au raisonnement pur.

C’est précisément parce que les propositions les plus essentielles de la géométrie me semblent rester indémontrées, tant qu’on ne fait pas appel à l’intuition simple, prise dans son intégrité naturelle, qu’un doute légitime plane, à mon avis, sur les conclusions propres à la géométrie non-euclidienne, considérées même à un point de vue purement logique. Et, en effet, le géomètre non-euclidien, s’il ne peut se dispenser d’employer, au moins implicitement, le sens géométrique tel qu’il est chez tous les hommes, n’a-t-il pas à craindre d’introduire à son insu, dans ses raisonnements, quelque chose des vérités relatives aux parallèles, dont il voudrait faire abstraction ? Et sera-t-il bien certain que les propositions auxquelles il parviendra