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Nous maudissons cette puissance inconnue qui, prenant possession de notre âme, lui soustrait ce qu’elle a de meilleur pour le remplacer par ce qu’il y a de pire.

Mais par contre et tout aussi souvent l’action du sommeil est bienfaisante et consolatrice. Elle nous replace pour quelques instants au milieu d’êtres trop chéris que nous avons perdus ; elle fait oublier au malade ses maux, à l’infortuné sa détresse ; elle rend l’agilité au paralytique, l’ouïe au sourd, la vue à l’aveugle, la liberté au prisonnier, les joies d’un premier amour à la pauvre fille abandonnée. Illusions trop courtes, et qui ne servent qu’à rendre l’âpre réalité plus amère encore.

La baguette magique des songes transforme le taudis le plus misérable en un palais enchanté ; elle délie la langue du bègue et lui inspire une éloquence entraînante ; elle pousse le timide à braver les dangers les plus redoutables ; elle donne au savant la clef des plus mystérieux phénomènes ; elle va jusqu’à donner à notre corps lourd et rampant des ailes merveilleuses qui le transportent sans effort à travers l’immensité.

En faut-il davantage pour que, de tout temps, on ait accordé aux rêves un caractère surnaturel ? On les regarde comme les messagers de la divinité, — messagers véridiques ou trompeurs, suivant qu’elle est bien ou mal disposée à notre égard, — ils recèlent les secrets de l’avenir, et quiconque sait pénétrer leur langage y découvrira sans peine des promesses ou des menaces. Et si, ne nous préoccupant pas davantage des opinions du vulgaire, nous interrogeons les hommes de science, nous les entendons émettre, tout au début de leur lutte contre la superstition, une théorie surprenante : les rêves, bien loin d’émaner des dieux, les auraient créés ; notre esprit qui, dans le sommeil, voyait des fantômes accomplir des choses extraordinaires, leur attribua une existence réelle et les doua d’une puissance formidable ; et c’est ainsi que le ciel fut peuplée[1]. Ou bien encore, a-t-on dit, les images de ceux qui ne sont plus, revenant nous hanter dans le silence des nuits, ont inspiré la foi en une vie ultérieure, et les âmes des rois ou des chefs redoutés ont été insensiblement élevées au rang de génies divins tenant dans leurs mains le sort des vivants. De manière que ces étranges enfants de l’épuisement et de la nuit, qui, au réveil, nous inspirent dédain ou pitié, rire ou dégoût, auraient donné naissance aux religions, et que le sentiment religieux qui, d’après bon nombre de philosophes, est peut-être le seul caractère distinctif par où l’homme s’élève au-dessus de

  1. Lucrèce, De la nature des choses, V. 1168 sqq.