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sées ainsi ; au moins ne me semble-t-il pas qu’il y ait là une impossibilité logique. Quant au principe que le moins ne peut produire le plus, entendu comme l’entend M. Carrau, il est plus que contestable.

On peut trouver que le transformisme est une théorie bien hasardée et encore trop peu établie sur des faits. Les positivistes français le repoussent en général ; mais ils n’acceptent pas d’autres hypothèses sur la plupart des questions d’origine. M. Carrau, lui, n’imite pas cette réserve ; s’il combat les théories évolutionnistes, il en accepte d’autres qui lui semblent probables. Je ne trouve pas ces théories supérieures à celles qu’il rejette. Citons, par exemple, ce passage sur l’instinct des abeilles. « Concluons donc, dit-il, qu’il y a chez certains animaux des idées innées dont ne rendent compte suffisamment ni la structure des organes, ni le mécanisme des actions réflexes… Ces idées géométriques qui obsèdent et fascinent l’imagination de ces insectes sont conçues non par eux, mais par une raison plus haute qui les leur a pour ainsi dire imprimées comme les visions d’un rêve permanent. » Voici encore quelques mots sur les origines de la morale : « … Si, même aujourd’hui, l’idée du juste nous apparaît tellement distincte de toute impulsion sensible, tout porte à croire que dans le principe elle se révéla dans la raison de l’homme, non pas comme effet et conséquence de l’instinct de sociabilité, mais au contraire comme un principe absolu, obligatoire en soi et par soi, se posant en face des désirs égoïstes, alors presque irrésistibles, et faisant rayonner, dans le tumulte des appétits brutaux, — d’autant plus lumineux que la nuit était plus troublée et plus obscure, — ces deux flambeaux du monde moral, le devoir et le droit. » Tout cela est bien peu prouvé, et, si l’on veut avoir une croyance sur ces obscures questions, l’hypothèse évolutionniste n’est-elle pas plus acceptable ?

Au point de vue littéraire, on ne saurait trop louer le livre de M. Carrau ; le style est toujours d’une élégance rare dans les ouvrages de philosophie et s’élève parfois jusqu’à l’éloquence. On peut regretter que les raisonnements soient souvent trop peu serrés, que la pensée soit quelquefois vague et hésitante, que la métaphysique joue encore un rôle bien grand dans des discussions qui devraient être purement scientifiques et positives. Il est impossible d’ailleurs de ne pas rendre justice à l’érudition et à la bonne foi de M. Carrau, ainsi qu’à son zèle pour les doctrines qu’il défend.

Fr. Paulhan.