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extérieures du milieu sont venues la frapper. C’est cela, et cela seulement qui méritera d’arrêter les regards de l’historien. Autrement, il n’y a plus de point fixe et toute matière échappe aux investigations de l’histoire. Que M. Turbiglio y songe en effet, dire que dans aucun esprit philosophique l’ordre des pensées n’est à considérer, et que cet ordre est partout accidentel, négligeable, comme une époque philosophique n’est composée en somme que de philosophes, c’est dire que nulle part l’ordre des pensées, la coordination des vues sur le monde et sur la vie n’ont une valeur propre ; dès lors l’historien sera bien à l’aise, il parcourra successivement tous les systèmes philosophiques d’une époque, les refera chacun à sa guise sous prétexte qu’ils sont le produit d’arrangements accidentels, el finira par reconstruire l’époque tout entière, sans avoir trouvé nulle part un ordre fixe, un groupe de faits résistants qui puisse l’arrêter. La prétendue méthode aboutit à une contradiclion et à une confusion absolues.

Quand donc M. Turbiglio néglige le Locke, le Spinoza, le Malebranche apparents, comme il les appelle, pour chercher le Locke, le Spinoza et le Malebranche réels, défaisant el refaisant leurs systèmes sous prétexte que la pensée de leur temps leur est parvenue dans un ordre accidentel et inexact, c’est précisément leur système réel, dans ce qu’il a d’individuel et de concret, qu’il néglige, pour courir après je ne sais quel fantôme de pensée sociale qui ne se trouve nulle part. Qu’il essaye de prouver qu’il y avait alors une telle pensée qui se développait et formait les esprits individuels ; ce sera toujours à des œuvres personnelles, portant tel ou tel nom, celui de Descartes, celui de Leibniz, etc., qu’il devra avoir recours, en sorte que les enchaînements d’idées que chacun d’eux nous donne comme constituant sa propre histoire intellectuelle sont le dernier fond sur lequel s’appuie l’histoire de l’époque et toute histoire de la pensée en général. Ce fond ôté, tout s’évanouit.

Nous ne nous arrêterons pas à discuter les assertions de l’auteur quand il affirme que toutes les sciences sont soumises à la même condition et cherchent aussi le réel sous l’apparence. C’est là une préoccupation métaphysique qu’aucun savant, pas même Kant, n’a eu l’idée de transporter dans les sciences positives. Il y a bien dans l’opinion vulgaire des apparences, de faux points de vue, et la science nous aide à dissiper les unes et à rectifier les autres ; mais elle remplace ces erreurs d’interprétation par des théories qui reposent elles-mêmes sur de nouvelles apparences, celles-là irréductibles, quoique tout aussi phénoménales au point de vue métaphysique. Et encore les trois quarts des vérités scientifiques expriment les faits directement, tels qu’ils nous apparaissent ; seulement elles les rattachent à d’autres faits plus généraux ; par exemple, les lois de l’acoustique ont bien le son pour objet, quoique la physique rattache le son au mouvement.

Il ne reste à M. Turbiglio pour défendre sa thèse que la distinction entre la pensée consciente et la pensée inconsciente des auteurs. Peut-