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carrau. — le dualisme de stuart mill

infinie : elle aura en face d’elle la matière éternelle et ses propriétés nécessaires ; elle devra, pour réaliser les plans de la sagesse, transiger, en quelque sorte, avec sa rivale, tenir compte d’éléments et de forces qu’elle n’a pas créés, et, par adresse, les faire servir comme moyens à l’accomplissement de ses fins. Telle est, sans qu’il soit besoin de la développer ici plus longuement, la conception fondamentale de la théodicée de Stuart Mill, et ce n’est pas une médiocre surprise, pour l’historien des systèmes, de voir ressusciter, sous le patronage de l’un des esprits les plus rigoureux de ce temps, au nom des procédés de la science expérimentale, l’antique doctrine que le poétique génie de Platon enveloppait, dans le Timée, sous les voiles d’un symbolisme obscur et magnifique.

Tout l’effort de Stuart Mill pour établir son dualisme porte sur l’argument dit cosmologique ; cet argument est, selon lui, une généralisation inexacte de l’expérience. Celle-ci nous montre, il est vrai, que tout phénomène a une cause, car un phénomène est un changement, lequel est toujours déterminé par un antécédent ou un groupe d’antécédents ; mais elle ne nous apprend pas que dans l’univers tout soit phénomène et changement. Il y a les substances et leurs propriétés essentielles qui persistent immuables, à travers les métamorphoses dont le spectacle mobile frappe nos sens ; ce fonds permanent des choses n’est-il pas éternel, par suite, soustrait à la loi de causalité ? L’expérience, en tout cas, ne dit pas le contraire. — Bien plus, dans la partie changeante de la nature, il semble qu’on puisse démêler un élément toujours le même, qui, par ses transformations apparentes, explique l’infinie variété des phénomènes et contienne la raison primordiale de tous les changements dont la série constitue ce qu’on appelle l’enchaînement des causes secondes. — Cet élément actif, cette cause des causes, elle-même sans cause (l’expérience tout au moins ne lui en connaît pas), c’est la force. Le grand principe de la conservation de la force, qui domine toute la science moderne, suppose l’existence d’une quantité invariable d’énergie dans l’univers, de telle sorte que la dépense qui se fait sur un point se trouve exactement compensée par le gain qui se fait sur un autre, et qu’à tous les instants de la durée la somme totale soit identique.

Ainsi la matière et la force sont ou peuvent être incréées ; nulle induction ne nous oblige à leur assigner des causes ; la loi de causalité ne régit que le monde des phénomènes, c’est-à-dire des choses qui ont un commencement. — On peut objecter que la raison cherche une cause à la force même, et que cette cause pourrait bien être l’esprit. L’expérience parait ici d’accord avec elle ; car l’esprit,