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monies particulières et contingentes du monde des organismes et des esprits.

La science se trouve par là délivrée des scrupules qui paralysent son essor. Elle peut étendre de plus en plus l’empire du mécanisme, sans être exposée au soupçon d’impiété. « N’est-on pas en droit de croire que, dans la nature organisée elle-même, il y a plus d’unité nécessaire (c’est-à-dire que l’harmonie y résulte plus souvent de la nécessité mécanique) qu’on ne le croit habituellement ? »

Cette belle tentative de conciliation entre la religion et la science est comme le dernier et le plus haut effort du dogmatisme théologique de Kant en faveur du mécanisme de Newton. En demandant plus tard à l’idéalisme critique une solution plus indépendante de toute foi religieuse, il ne songera qu’à mieux servir encore la cause de la physique mathématique.


Kant n’avait pu faire le procès à la métaphysique de son temps, sans se demander à quelles causes tenaient les défauts qu’il lui reprochait. De bonne heure, il avait reconnu qu’elle péchait par la méthode. En 1765, il écrit à Lambert : « Ce n’est pas un médiocre plaisir pour moi d’avoir remarqué l’heureux accord de nos méthodes… Sans me faire illusion, je crois pouvoir accorder quelque confiance à cette science, que je pense avoir acquise après de longs efforts… J’ai pendant plusieurs années tourné mes réflexions philosophiques dans tous les sens imaginables ; et, après bien des mésaventures, après avoir cherché les sources de l’erreur et de la vérité dans la manière de conduire les pensées, je suis enfin arrivé à m’assurer de la méthode qu’on doit suivre, si l’on veut échapper aux illusions de la fausse science, qui font qu’on croit à chaque moment avoir atteint la solution, mais obligent à recommencer toujours le voyage, et qui expliquent le funeste désaccord des prétendus philosophes, par l’absence d’une mesure commune pour apprécier uniformément leurs travaux… Avant que la vraie philosophie paraisse, il est nécessaire que l’ancienne se détruise elle-même[1].

« Cette réforme de la méthode philosophique, à laquelle il propose à Lambert de travailler avec lui, le sujet de prix proposé par l’Académie de Berlin lui fournit l’occasion de l’exposer dans un nouvel écrit : l’Essai sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale, 1764. Il veut mettre fin ainsi à l’éternelle mobilité des opinions et des sectes philosophiques, tout comme la méthode de Newton dans la science de la nature a fait cesser la diversité contradictoire des hypothèses physiques. Descartes, Spinoza, Leibniz et

  1. T. VIII, p. 655.