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appropriée ; il montre qu’en général le chant éveille chez l’auditeur les sentiments et les idées mêmes qu’il traduit. Enfin un court appendice renferme, sur le beau plastique et l’esthétique des couleurs, des considérations inspirées par les mêmes principes que les précédentes.

Nous n’avons pas interrompu l’exposition des idées de M. Berg par des critiques qui en auraient troublé l’unité. Il en est cependant qui ont dû se présenter immédiatement à l’esprit du lecteur : c’est ainsi qu’en parlant des conditions du beau musical l’auteur fait trop petite la part des éléments positifs : l’ordre, l’harmonie, la symétrie ne flattent pas seulement l’oreille, parce qu’ils en facilitent le fonctionnement ; ils charment encore l’esprit, parce qu’il y reconnaît l’image de sa propre nature, l’unité dans la variété.

Sur la question d’origine, M. Berg, en assignant au chant un rôle si considérable dans le commerce amoureux des premiers hommes, nous paraît émettre une hypothèse assez gratuite. Fût-elle confirmée, elle n’expliquerait nullement pourquoi les mâles chanteurs se prévalaient de leur voix comme d’un avantage, ni quel attrait y trouvaient les femelles : c’est pourtant là le nœud de la question. L’auteur croit le dénouer en invoquant « le principe de la mode » d’après lequel nous goûtons toutes les choses nouvelles, extraordinaires, pourvu qu’elles n’aillent pas directement contre les lois de la sensibilité. Mais il ne semble pas que la mode ait un champ d’action aussi vaste et puisse produire des changements aussi profonds.

Il serait plus simple de dire que le chant est agréable à l’homme, parce qu’il éprouve toujours du plaisir dans un exercice quelconque de son activité musculaire et nerveuse. L’auteur avoue « qu’il n’y aurait pas besoin d’imaginer une cause positive pour l’origine de la musique si nous percevions à chaque instant des sons comme des couleurs. »[1] Mais en réalité le nombre des sons est-il si restreint dans le monde ? La nature a-t-elle jamais été muette ? Le murmure du ruisseau, le bruissement des vents, le fracas du tonnerre, le mugissement des flots, le gazouillement des oiseaux, ne sont-ce pas là des bruits assez fréquents, assez variés pour avoir suggéré à l’homme primitif l’idée d’un choix, c’est-à-dire de la beauté musicale elle-même ? Lucrèce l’a dit dans de fort beaux vers que tout le monde connaît (De Nat. rerum, V. 1377 sq.).

Si l’on tient à rapprocher l’homme du singe, l’invention de la musique peut donc être rapportée à cette faculté simienne par excellence, l’instinct de l’imitation. Quant aux sentiments naturellement attachés à l’expression musicale, au lieu de les faire dériver d’une manière

  1. On y trouve, avec des vues fort justes, quelques paradoxes très-extraordinaires. Veut-on savoir d’où provient le goût des hommes pour les couleurs voyantes ? c’est que nos ancêtres (les anthropoïdes velus) savaient que la bonne chère était proche, quand ils voyaient des taches rouges, jaunes, violettes (les fruits mûrs) apparaître sur le fond vert de la forêt ou azuré du ciel. Voilà pourquoi les cuisiniers évitent de donner une couleur verte ou bleue aux mets qu’ils apprêtent !