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janet. — perception visuelle de la distance

C’est l’objection que Haller avait déjà fait valoir, à savoir que les petits chevreaux, les petits poulets à peine nés vont aux objets par la voie la plus courte ou la plus facile avec une étonnante précision. L’expérience a été faite au Muséum par Fr. Cuvier, et M. Chevreul, qui en a été témoin, nous la rapporte en ces termes : « Une poule couveuse fut mise avec des œufs dans un panier couvert d’un drap noir, au centre d’une enceinte circulaire d’un mètre environ de diamètre limitée par une triple rangée de pieux disposés en quinconces, de manière que les petits poulets éclos ne pouvaient sortir de l’enceinte limitée directement dans la rangée du milieu. Qu’arriva-t-il ? C’est que chacun d’eux évita le pieu, en faisant un léger détour, et, une fois hors du cercle, il allait becqueter directement des grains qu’on avait répandus à quelques mètres du panier, de manière qu’à la sortie de l’œuf le petit poulet savait éviter les obstacles opposés à sa marche directe, et sans hésitation se précipitait directement pour se nourrir du grain que ses yeux voyaient pour la première fois[1]. » Que répondre à un fait aussi décisif ? L’œil de l’homme est-il fait autrement que celui des autres vertébrés ? Y a-t-il un mode de vision différent suivant les espèces ? En quoi consisterait cette différence, et sur quoi serait-elle fondée ? M. Helmholtz, discutant cette objection[2], dit que « le petit poulet a déjà picoté dans l’œuf ; » ce qui est vrai : mais la question n’est pas de savoir si le poulet sait picoter, mais comment il picote juste aussitôt qu’il voit, comment l’acte de picoter s’accorde immédiatement avec l’acte de la vue. Il ajoute que « le petit poussin commence par picoter au hasard, » c’est ce qui est en question, ou plutôt ce qui est nié par l’objection même : car dans l’expérience précédente, nous voyons le petit éviter tout d’abord les obstacles qui lui sont artificiellement opposés : si l’on suppose une inconscience absolue de la distance, le hasard devrait se traduire ici par une incertitude complète de mouvements facile à constater, et tout à fait contredite par l’expérience. À la vérité, M. Helmholtz fait remarquer, et nous l’accordons, que chez l’homme l’empire des tendances instinctives est bien plus limité que chez l’animal, que l’enfant est obligé d’apprendre ce que l’animal sait tout d’abord, par exemple, à marcher. Rien de plus juste : aussi ne contestons-nous pas que l’œil humain ait plus besoin d’éducation et d’exercice que l’œil de l’animal : seulement la question est de

  1. Mémoires de l’Académie des sciences, 1878 (tome xxxix). — Le même argument a été employé contre la théorie empiristique de la distance par M. Giraud-Teulon (Revue scientifique).
  2. Conférence sur les perceptions visuelles (Revue scientifique, 5 juin 1869, p. 427).