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bien, il est du moins celle de l’être, l’acte éternel et pur de la pensée[1]. Spinoza est un platonicien, mais un platonicien juif, c’est-à-dire rigoriste et abstrait. Son Dieu c’est l’Être, le Jéhovah qui pense éternellement ; je suis Celui qui suis. S’il est aussi le bien, ce n’est pas en lui-même, mais dans l’entendement et dans la volonté des créatures pensantes[2].

M. Janet entre-t-il bien dans la vraie pensée de Spinoza, quand il objecte à l’argumentation précédente que s’il est contraire à la nature de Dieu, à sa puissance et à sa bonté, de produire des substances imparfaites, il serait bien plus contraire encore à son essence d’être le propre sujet de ces imperfections et de ces limites ? Spinoza répondrait sans doute qu’autre chose est se manifester par des modes, autre chose être limité par des substances, et qu’il faut s’entendre sur l’imperfection de ces modes. Si l’on prend le mot au sens vulgaire, elle n’est qu’une manière de penser, non une réalité : chaque mode est parfait en son genre en tant et autant qu’il existe. Si l’on veut dire qu’ils sont finis, terminés les uns par les autres, Spinoza répond qu’ils sont infinis, pris tous ensemble, puisqu’ils sont ou seront infinis en nombre et en diversité. Si l’on demande maintenant pourquoi l’infinité subjective de l’attribut a dû et pu se briser ou produire de son sein une infinité objective et numérique, c’est une question tout autre et peut-être la vraie difficulté du spinozisme. Dans le dynamisme idéaliste d’un Leibniz, rien de plus simple que ce passage : la dualité fondamentale de la pensée dans toute monade, particulièrement dans la monade ou conscience absolue, en fait tous les frais, et la multiplicité une fois posée va à l’infini. Spinoza n’a pas cette ressource, et la faiblesse de sa déduction en ce point délicat n’a pas échappé au plus pénétrant de ses disciples, à Louis Meyer[3]. La correspondance qu’ils eurent ensemble quelques mois avant la mort du maître nous montre que ni l’un ni l’autre n’était satisfait de la solution donnée dans l’Étique : Spinoza

  1. Voy. la lettre 2allemand à Simon de Vries.
  2. L’inspiration juive n’est pas moins évidente dans l’éthique de Spinoza que dans sa métaphysique. Le trait original de la race juive, on la remarqué souvent, est la tournure pratique et positive de l’esprit. La Bible est le livre d’un peuple qui voulait bien vivre, ?, faire son chemin dans le monde. Il y trouvait à la fois la règle morale de la conduite et le secret de réussir. Celte idée essentiellement juive, que le moyen d’être heureux est de bien gouverner sa vie et de sacrifier tout à celte préoccupation, que Dieu, le principe de vie, c’est par rapport à l’homme la justice, et que la justice est la suprême habileté, Spinoza l’aperçut dans la Bible. La thèse fondamentale du traité théologico-politique n’est pas autre chose que celle de M. Mathiew-Arnold dans son livre de la Crise religieuse : il est juste de lui en faire honneur. Peut-être ne serait-il pas bien difficile do reconnaître, sous une forme plus pure, la même idée au fond de l’Éthique. Peut-être aussi faudrait-il chercher dans l’idée moniste abstraite et sémitique l’explication de celte idée et celle du spinozisme tout entier. Il y a dans Spinoza du Platon et du Descartes ; mais le principe de son originalité n’est pas là.
  3. Voy. les lettres 69, 70, 71, 72. La dernière est du 15 juillet 167G, et Spinoza mourait au mois de février suivant.