qu’en politique la liberté ne doit être considérée que comme but, tandis qu’en morale elle est avant tout une condition pour réaliser une certaine fin. Dans tout le développement qu’on vient de lire, M. de Hartmann montre très-bien quelle est la marche que suit l’esprit pour s’élever de degré en degré jusqu’à une liberté fort acceptable comme fin relative, mais il n’indique pas du tout si ce progrès est imposé à l’esprit par la nature des choses ou s’il dépend de lui de ne pas s’y engager et de s’arrêter à un échelon quelconque.
Au fond, c’est par un fâcheux abus de mots qu’on persiste à donner le nom de liberté à l’état de l’âme caractérisé par l’hégémonie de la raison. En réalité, il n’y a pas de contrainte plus absolue, plus tyrannique que celle de la raison : une fois que nous nous sommes livrés pieds et poings liés à son empire, c’est une bien vaine illusion de croire qu’en aucun cas elle nous laisse le choix entre deux lignes de conduite. Il ne sert de rien de répéter avec les stoïciens, Hegel et tant d’autres, que la raison est ce qu’il y a de plus nous en nous ; le sentiment naturel s’oppose à ces subtilités. Si la liberté existe, elle n’existe pas seulement pour la conformité à la raison, mais aussi pour son contraire ; il n’y a pas que la liberté du bien mais aussi la liberté du mal. Voilà le nœud du problème, et l’on avouera que l’analyse de Hartmann ne le dénoue pas. Il définit la liberté comme un état, et la liberté est un pouvoir, et, comme dit Aristote, un pouvoir qui embrasse les contraires.
Mais ce n’est pas en quelque sorte par impuissance que Hartmann méconnaît cette nature singulière de la liberté ; il la nie formellement. « Aucune des formes que peut revêtir la conscience morale, dit-il, n’est entièrement dépourvue de valeur positive, excepté la conception purement négative d’une liberté d’indétermination. » (XI.) Il consacre tout un chapitre à réfuter la vieille erreur du liberum arbitrium indifferentiæ, qu’il définit ainsi : l’absence d’une détermination régulière de la volonté par la conformation du caractère et l’influence des motifs. Bien que les arguments qu’il présente soient fort connus et se trouvent presque tous rassemblés dans l’opuscule précité de Schopenhauer[1], on nous permettra de les rappeler en quelques mots.
D’abord cette prétendue liberté d’indifférence ne nous est pas révélée par l’expérience. La conscience de la liberté que s’imagine avoir l’homme du commun n’est que le sentiment de l’empire sur soi,
- ↑ Essai sur le libre arbitre, traduit en français (Bibl. phil. contemp.), 1876. Comparez pour ce qui va suivre un passage analogue du livre de Ferri sur la liberté, analysé par M. Espinas dans la Revue de février 1879.