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reinach.le nouveau livre de hartmann

quence consiste à reconnaître que la morale ordinaire, qui nous prescrit d’éviter l’injustice, d’adoucir les souffrances, de travailler au bonheur du prochain, non-seulement n’est pas le but suprême de la vie, mais encore n’est un concept admissible que du point de vue de l’affirmation de la volonté ; au contraire, sur le terrain de la négation de la volonté, cette morale est foncièrement erronée, parce qu’elle contredit le vrai principe de l’éthique et contrarie la fin véritable de l’existence. De même que Schopenhauer, d’accord avec le bouddhisme et le christianisme, ne considère la satisfaction de l’instinct sexuel par le mariage que comme un acte relativement moral pour ceux que retient encore prisonniers l’affirmation de la volonté et qui devient immoral à un point de vue supérieur, parce qu’il implique un manquement au principe de la négation du vouloir, ainsi les bienfaits, relativement moraux au regard de la morale ordinaire, doivent être flétris comme immoraux du point de vue de la négation du vouloir, parce qu’ils peuvent devenir pour le prochain une tentation à la chute, parce que, de toute façon, ils ne font qu’entraver et retarder la marche de sa purification, qui ne peut s’accomplir que par la douleur, et portent conséquemment préjudice à son salut véritable… D’après le principe de faire aux autres ce que je voudrais qu’ils me fissent, je ne puis donc m’empêcher de leur infliger le plus de souffrances et de maux qu’il m’est possible, maux que je considérerais comme les bienfaits métaphysiques les plus précieux s’ils m’étaient infligés à moi-même… Si donc j’avais le pouvoir d’un despote oriental, par exemple, je devrais opprimer et écorcher mes sujets de toutes mes forces, tarir les sources de leur bien-être, les accabler de tortures spirituelles et corporelles choisies, afin de déraciner dans le plus grand nombre possible la volonté de vivre, le tout dans la généreuse intention de coopérer aux fins de la nature et en regrettant profondément les souffrances physiques que j’infligerais à mes semblables[1]. »

On voit qu’entre la morale immanente de Schopenhauer et sa morale transcendante il y a bien une antinomie irrémédiable, puisque l’une exalte la bienfaisance et que l’autre la proscrit. Mais cela ne signifie pas qu’il faille opter entre elles, et, au dire de M. de Hartmann, on doit rejeter l’une et l’autre. La morale de la pitié donne d’abord prise à toutes les objections que soulèvent les morales du sentiment en général ; mais elle présente encore des défauts qui lui sont propres. La pitié, telle que la définit Schopenhauer, est bien loin d’être un sentiment absolument désintéressé ; l’épithète de désin-

  1. Phénoménologie, p. 43-45, passim.