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l’a pas naturellement. Il ne suffit pas de prouver qu’il la perçoit mal ; il faut prouver qu’il ne la perçoit pas du tout.

Or, c’est cette distinction que l’on ne fait pas généralement dans les récits auxquels nous faisons allusion. Cheselden nous dit : « Loin d’être en état d’apprécier les distances. » Il ne s’agit donc que d’appréciation, non de perception. Wardrop dit de même : « Elle était loin d’avoir aucune connaissance exacte des formes et des distances. » Mais, entre une connaissance exacte et une non-connaissance, il y a un milieu. M. Ernest Naville, résumant, dans un article déjà cité, les dernières expériences de ce genre qui aient été faites, nous dit : « L’aveugle opéré par M. Recordon, en 1852, jugeait également distantes deux choses fort éloignées l’une de l’autre. » Mais tous les jours nous voyons que celui qui n’a pas d’oreille confond deux sons qui sont très-différents. M. Ernest Naville fait du reste lui-même, avec beaucoup de sagacité, la distinction que nous indiquons ici, et il l’applique à la perception des formes planes. Il reconnaît que l’œil ne les perçoit pas tout d’abord telles qu’elles sont, et qu’il apprend à les percevoir, mais cela par son propre exercice et sans avoir besoin du toucher. Pour nous, nous sommes tenté d’aller plus loin et d’affirmer la même chose aussi bien de la troisième dimension que des deux autres.

Il ne paraît pas non plus que tous les observateurs aient été d’accord sur les premières perceptions des aveugles opérés. Je trouve par exemple dans un livre peu connu du xviiie siècle[1] la mention de plusieurs expériences qui déposeraient en sens inverse de celle de Cheselden. L’auteur cite les observations de M. Janin sur l’œil, qui confirment, dit-il, sa propre opinion, laquelle était contraire à l’opinion reçue : « Cette aveugle-née, à qui M. Janin ouvrit les yeux, ne voyait les objets ni doubles, ni renversés, ni touchant ses yeux… Cette même fille, ainsi que d’autres malades semblables, observés par M. Daviel, portait ses mains en avant vers les objets pour les atteindre : elle avait donc quelque idée de la distance, de l’étendue. » Qu’étaient-ce que ces expériences de Janin et de Daviel ? Nous ne le savons pas. Elles ne sont pas mentionnées parmi celles de ce genre dont le souvenir a été conservé. L’auteur du livre que nous mentionnons n’indique pas la source : peut-être la retrouverait-on dans les mémoires scientifiques du xviiie siècle : le temps nous manque pour faire celle recherche. Toujours est-il que, d’après Rey-Regis, ces expériences contredisaient les assertions de Cheselden[2].

  1. Histoire naturelle de l’âme, par Rey-Regis (1789), ouvrage cité plusieurs fois par Maine de Biran.
  2. On voit que tous les philosophes du xviiie siècle n’ont pas été d’accord