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toujours est-il que nous ne pouvons nous la représenter que comme une perception immédiate de l’objet distant. Nous voyons les objets éloignés (jusqu’à une certaine limite) aussi bien que les objets proches d’une manière immédiate : car voir signifie cela. Ainsi la distance visuelle est immédiate ; la distance tactile ne l’est pas. Le tact, pour percevoir un objet éloigné, a besoin du mouvement vers cet objet : mais la vue, pour percevoir le même objet, n’a pas besoin de mouvement, ou du moins n’a pas besoin de cette sorte de mouvement qui va vers l’objet. Pour le tact, l’idée de distance s’associe à l’idée d’un mouvement possible et même nécessaire. Pour la vue, l’idée de distance ne s’associe à aucun mouvement[1].

Maintenant, quel est, pour l’aveugle, le type de la perception immédiate ? C’est le contact. Comment exprimera-t-il donc ce nouveau fait d’une perception immédiate des objets éloignés ? Par une image empruntée au contact ; il dira que les objets lui touchent les yeux : car toucher, pour lui, c’est ressentir une impression actuelle, sans avoir besoin d’un déplacement pour la provoquer. Or, tel est le caractère propre de la perception visuelle ; elle sera donc pour lui un toucher.

Cela posé, devons-nous dire que l’aveugle opéré perçoit ou ne perçoit pas la distance par la vue ? Nous répondons que l’aveugle doit percevoir tout d’abord (avec plus ou moins de précision) la même chose que nous ; il perçoit ce que nous percevons, et comme nous le percevons, seulement moins bien : mais ce qu’il perçoit ne peut pas réveiller en lui la notion de distance, puisque la seule idée de distance qu’il ait encore est celle d’une séparation de l’objet, tandis que la vision au contraire lui fournit le fait tout nouveau d’une vision immédiate de l’objet éloigné. Il ne retrouvera donc pas dans sa perception nouvelle les éléments de la notion de distance telle que le toucher la lui a fournie : il ne se servira d’aucune des expressions relatives à cette notion, puisqu’il s’agit maintenant d’une notion toute différente. Bien loin ici que la vue ait besoin de s’instruire par le toucher, au contraire il faut qu’elle oublie peu à peu les notions du toucher pour reconnaître les siennes propres. Tant que le souvenir de la distance tactile prédominera, il n’y aura pas pour l’aveugle de distance visuelle. Tant que l’idée de distance représentera pour lui une possibilité de contact, par conséquent la séparation d’avec son objet, comme la vue ne lui présente rien de semblable, il ne percevra rien qu’il puisse appeler distance, et tout son

  1. Je ne parle pas, bien entendu, des mouvements de l’œil dont nous parlerons plus loin ; je parle du déplacement du corps et des membres. Or, le tact a besoin de ce déplacement ; la vue n’en a pas besoin.