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Ainsi envisagé, le rôle psychologique du langage est de transformer les impressions sensibles en aperceptions de l’esprit. À chaque perception nouvelle qui se forme dans la conscience s’oppose une masse de perceptions anciennes. La nouvelle doit prendre rang parmi les anciennes, ou celles-ci s’assimiler celles-là. Pour que cette assimilation soit, possible, il faut qu’un des éléments de la masse ancienne ait quelque point de contact avec la nouvelle perception. C’est ce fonds commun à toutes les perceptions ainsi réunies et amalgamées qui devient, en qualité de moule mental de l’expression, le contenu propre de chaque image phonétique, de chaque mot. Le mot, à son tour, représente ces perceptions composantes dont le moule phonétique intérieur exprime le caractère commun. Le langage n’est donc pas simplement, comme le croyait Humboldt, un intermédiaire entre le monde matériel et notre monde intérieur (ce rôle appartient aux sens) ; mais il relie surtout et directement la conscience claire et distincte avec cette multitude de notions et de modifications qui sommeillent dans les profondeurs obscures de l’âme[1]. Grâce à cette « force de condensation » (Verdichtungskraft), le langage donne à l’esprit le moyen de mettre en mouvement dans, une direction quelconque ces grandes masses de pensées qui, sans cela, ne pourraient que surgir une à une et à tour de rôle dans la conscience. Quand je dis par exemple : « Cet homme manque d’équité, » que de pensées cette chétive proposition ne soulève-t-elle pas ! La psychologie générale devra étudier dans le processus général de toute vie intellectuelle ce moule phonétique interne ; quant à ses diverses manières d’être particulières chez les différents peuples, c’est l’objet de la Völkerpsychologie.

Cette « découverte » de Humboldt conduisit l’éminent philologue à une classification philosophique des langues, qui est entre toutes celles qu’on a proposées la plus importante, suivant Steinthal. Humboldt distinguait deux classes de langues : 1° celles dont le principe s’est conservé pur de toute altération, grâce à la régularité des phases de leur développement ; 2° celles qui au contraire, par suite d’une humeur changeante, ont suivi toute sorte de sentiers capricieux. Cette différence se trahit dans tous les éléments des langues ainsi divisées ;

    sentent deux objets différents et sentis différemment chez les deux peuples ». Ex. clergyman et ecclésiastique ; God et Dieu ; Liebe et amour, girl et jeune fille. « Leur sens n’est le même qu’en gros ; les détails du sens différent et sont intraduisibles, faute d’objets et d’émotions semblables chez l’un et chez l’autre. »

  1. Telle est aussi, d’après M. Taine (De l’intellig., t. I, ch. 2), la fonction propre et l’origine du mot, qui est l’expression d’une « tendance » intérieure produite par une série d’événements internes accumulés. « Au-dessous des images et des expériences, sorte de végétation qui vit au grand jour, il est un monde obscur d’impulsions, de répugnances, de chocs, de sollicitations ébauchées, embrouillées, discordantes, que nous avons peine à distinguer, et qui cependant sont la source intarissable et bouillonnante de notre action. Ce sont ces innombrables petites émotions qui se résument en une impression d’ensemble, par suite en une tendance finale et définitive, et la tendance elle-même aboutit à une expression (p. 32). »