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ANALYSES. — Der Ursprung der Sprache.

cessus chimique dont nous parlons est indispensable à l’animal, mais tous les animaux ne sont pas pourvus de poumons : pareillement, toute langue possède des mots pour exprimer des opérations, mais toutes ne possèdent pas des verbes. Troisièmement, alors même que les éléments anatomiques sont autres, l’idée générale d’une part nen est pas moins exprimée, et de l’autre la condition générale de la vie animale pas moins remplie dans un moule physiologique différent. Eh bien, de même, chaque différence. dans le moulage des sons se rattache à une différence corrélative dans le moule intérieur de l’expression. La mouche ne respire pas comme le mammifère, ni celui-ci comme la grenouille. Pourquoi ? C’est l’affaire de la physiologie, appuyée sur l’anatomie, de l’expliquer. Semblablement, si l’Américain primitif emploie un autre mode de flexion verbal que TEuropéen, c’est que son langage répond aussi à un autre moule intérieur. Qu’il ait des termes pour les diverses actions, cela est indifférent, parce que cela se comprend tout seul, mais le philologue a le devoir de découvrir quel moule intérieur d’expression se cache derrière cette forme phonétique des langues américaines, et pour cela il lui faut pénétrer d’un coup d’œil profond dans le mécanisme intellectuel, dans l’organisme psychologique des races qui parlent ces langues. »

Les grammairiens grecs, malheureusement, confondirent les lois logiques universelles de l’entendement avec les lois psychologiques variables de l’expression de la pensée ; voilà pourquoi, jusqu’à nos jours, on a méconnu la différence de physionomie des langues humaines connues, et par suite les modes divers de l’évolution du langage. « Le moule intérieur de l’expression constitue le véritable contenu du langage, et consiste en une masse toute particulière d’intuitions et de rapports formels, qui ont bien une valeur subjective pour la nation considérée, mais nullement une valeur universelle en métaphysique et en logique. Les idées de femme, de glaive, de balance, par exemple, ne sont jamais entrées dans une définition de la justice : de même, jamais la représentation mentale qui constitue la forme de l’expression n’a rien de commun avec la définition logique du concept abstrait. À cause de cette subjectivité même, qui, à vrai dire, au lieu d’être bornée à l’individu, s’étend à la nation, sans cesser d’être subjectivité et sans pouvoir prétendre à une valeur universelle, la forme mentale de l’expression peut avoir, chez des peuples différents, un contenu tout différent ; c’est ainsi qu’en fait ce contenu est tout autre pour les Indiens d’Amérique que pour les peuples sanscrits. Il n’y a dans cette forme intérieure rien d’absolu, de nécessaire, de stable, de susceptible d’être construit à priori, aucune décomposition logique possible : tout est subjectif, déterminé par la tournure d’esprit spéciale à chaque peuple, mouvant, saisissable seulement à titre de fait donné, et on n’a qu’à expliquer psychologiquement comme manifestation subjective de cet esprit national (p. 131-132)[1]. »

  1. Cf. Taine, De l’intelligence, t. I, p. 42, note. — Le savant psychologue français remarque que les synonymes de deux langues quelconques « repré-