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ANALYSES. — Der Ursprung der Sprache.

éprouvées, les intuitions et les représentations concomitantes. « Le langage, par conséquent, s’interpose entre l’homme et la nature. L’homme s’environne d’un monde de sons pour ramasser au sein de sa pensée le monde des objets et le mettre en œuvre. » Une langue est ainsi « une vue de l’univers ». — Du moment où le langage n’est plus qu’une incessante production phonétique de l’esprit, ce qui nous intéresse, c’est avant tout l’origine du langage dans l’esprit, car parler est aussi, par sa nature la plus profonde, penser. Ainsi sera-t-il vrai d’appeler le langage, avec Humboldt. « un instinct intellectuel de la raison » ; c’était déjà le sentiment de Herder. De ce que l’homme pense, il suit nécessairement qu’il parle. Et pourtant il est également vrai de dire que « les mots sortent librement de sa poitrine, sans nécessité comme sans réflexion. » Le langage, loin d’être une chose créée, jaillit spontanément du plus intime fond de la nature humaine ; il prend naissance à chaque instant ; il est éternellement jeune ; c’est une perpétuelle éclosion, et spontanée, un devenir sans fin. Le chant du rossignol a son foyer dans la grêle poitrine de l’oiseau ; l’homme chante, lui aussi, dit Humboldt, mais en associant des pensées aux notes de sa voix.

Cette conception philosophique se heurtait néanmoins à de graves difficultés. Sans doute le langage est une forme d’activité mentale ; mais il y a une différence entre ce fait qu’un mot sort pour la première fois retentissant d’une bouche humaine, et cet autre fait qu’il est dans la suite simplement reproduit et répété. Aussi loin que remonte en arrière de nous la science du langage, partout et toujours le langage est déterminé dans sa nature spéciale par un matériel phonétique tout fait. Le langage, déclaré indépendant tout à l’heure, est donc conditionné par son passé ? — Ajoutez à cela que si l’on se reporte par l’imagination à l’époque inconnue de l’apparition du langage, cette naissance de la parole n’a pu davantage être une production toute spontanée, soustraite à toute espèce de conditions. En fait, l’expérience nous apprend que le langage se développe seulement au sein des sociétés ; les langues humaines, au lieu d’être de pures émanations de l’esprit, tiennent des peuples mêmes leur aspect déterminé, leurs délimitations. Et cependant, au dire de Humboldt, le langage n’est pas l’œuvre des nations ; il est spontané et divin, puisque, sous sa forme originelle, il est immédiatement employé par l’individu et compris par la communauté. Voilà ce que M. Steinthal appelle la « double contradiction » de G. de Humboldt. Le grand philologue qui distingua si justement dans les développements du langage deux périodes, l’une de transformations multiples ou période d’organisation, l’autre de fixation, de « cristallisation » des langues, sous l’influence de la centralisation politique, littéraire ou religieuse, dite période de culture, était digne de concevoir une troisième période, antérieure à la première, celle de formation du langage articulé, grâce à l’évolution de la pensée humaine. Malheureusement, il continua de regarder avec ses prédécesseurs la parole et la pensée comme deux faces d’une même faculté mystérieuse,