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nolen. — les nouvelles philosophies en allemagne.

la morale est dans son principe essentiellement eudémoniste. Lange n’assigne à la volonté comme à la pensée d’autre fin que l’exercice de l’activité formelle, synthétique, en un mot que le devoir de réaliser l’ordre, l’harmonie dans le monde de nos pensées, le seul monde qui nous soit accessible. Qu’une haute félicité soit attachée à la satisfaction de nos besoins synthétiques, Lange n’hésite pas à le proclamer. Cette félicité, l’homme en trouve toujours les éléments en lui-même. Il les demande aux créations de l’art, au défaut des données de la science. Le bonheur que l’homme poursuit chez Dühring et Hartmann est à la merci des puissances de la nature. Mais la nature est bonne pour l’un ; l’autre la déclare essentiellement mauvaise.

C’est au nom de l’expérience que tous deux soutiennent des conclusions aussi radicalement opposées. Hartmann, dans l’émouvante démonstration du pessimisme, qui remplit l’avant-dernier chapitre de la Philosophie de l’Inconscient, analyse curieusement et avec une incomparable finesse les formes peu variées de la félicité humaine, en démêle les illusions, en signale les défauts ; et, mettant en regard l’inépuisable diversité des modes de la souffrance, et physique et morale, dans le monde des animaux comme au sein de l’humanité, il n’a pas de peine à conclure que la vie est contraire aux désirs de la volonté, et que la poursuite du bonheur est absolument impuissante. La raison, que la philosophie éclaire sur le néant des choses, doit triompher de l’instinct et de ses stériles efforts vers une félicité chimérique. Guidée par la raison, la volonté renonce au bonheur et n’aspire plus qu’à s’affranchir de la souffrance. La moralité changeant désormais d’objet, ce n’est plus à la félicité éphémère, mensongère de la vie, mais à la paix éternelle et absolue du néant que tend la volonté. Dühring se croit en droit de faire sortir des enseignements de l’expérience, de l’observation attentive, impartiale des faits une doctrine morale toute contraire à celle de Hartmann. La vie est bonne et mérite que l’homme s’attache à elle par cet affectus universalis, nous dirions cet amour de la nature, qui est à la racine de nos penchants moraux. La souffrance n’est que la condition et comme l’aiguillon du plaisir. La science et l’industrie humaines n’ont-elles pas d’ailleurs pour effet de prévenir, d’amoindrir les maux dont souffre l’humanité ? C’est une chimère de demander à la nature et à la vie ce qu’elles ne peuvent donner, à savoir une félicité uniforme, immuable. La variété est la loi de la nature, qui ne se répète jamais : c’est aussi la loi de la sensibilité humaine, qui ne saurait goûter les mêmes plaisirs avec une égale vivacité. Il est curieux d’opposer la démonstration de Dühring à celle