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qu’elle est demeurée jusqu’à nous l’âme de la philosophie et de la théologie chrétiennes : transmise et enseignée par Orose, Isidore, Bède et bien d’autres, prêchée à travers tout le moyen âge, c’est elle encore que Bossuet voudra parer du majestueux éclat de son style.

Ce rêve oriental, si naïvement terrible, devait s’évanouir par degrés au contact des lettres et de la culture antiques. Aussi le premier qui osa ouvertement, non pas combattre, mais adapter à un nouveau cadre cette conception sémitique de l’histoire, est-il le premier des humanistes du moyen âge, un philosophe doublé d’un théologien, poète merveilleux, et par surcroît grand patriote sans patrie. Dans son livre de la Monarchie, Dante, politique plus subtil que théologien clairvoyant, imaginait une monarchie universelle chargée par la Providence d’assurer à la fois aux âmes la béatitude terrestre et la béatitude céleste. Deux pouvoirs, l’Empire et l’Église, indépendants tous les deux dans leur sphère propre, sont les organes essentiels de l’État, héritier providentiel de la Rome impériale. Cette idée d’un État universel absorbant la puissance spirituelle pour la subordonner à l’Empire dans l’ordre temporel, n’était rien moins que l’utopie la plus païenne et la plus hérétique qui pût menacer l’ancienne foi à la réalisation prochaine de la cité céleste ; comment accorder, en théorie d’abord, la béatitude terrestre de l’État sécularisé avec l’idée de rédemption nécessaire de l’humanité ?

Trois cents ans plus tard, grâce à la violente crise religieuse du xvie siècle, commençait cependant cette sécularisation de l’État qui semblait devoir attendre indéfiniment son jour. La Réforme, qui fut une recrudescence de l’esprit théologique, n’y était nullement favorable par ses tendances secrètes. Comme le remarque M. Mayr, les Chroniques de Carion, revues et continuées par Mélanchthon et Peucer, compilation où s’étale la philosophie historique du protestantisme, n’ont rien à envier à la Cité de Dieu. La cause finale du monde, c’est toujours la Rédemption, et l’histoire n’est que le livre des jugements et châtiments de Dieu. « Dieu fonde et détruit les empires » dans ses conseils secrets : de là seulement dépendent la félicité et le malheur, la durée et la stabilité des royaumes. Quand la somme des péchés dépasse la mesure, alors commencent les catastrophes : les soixante-dix semaines d’années (500 ans environ) dont parle le prophète Daniel, voilà la période fatale au bout de laquelle tout édifice humain s’écroule. Le monde lui-même, qui a déjà vécu deux mille ans sous l’empire de la Nature, deux mille ans sous la Loi, vivra deux mille ans sous le règne de la Grâce, à moins que nos péchés abrègent sa fin. Quant aux efforts, aux desseins de l’homme, ils ne comptent pour rien dans le cours providentiel des choses. — Le protestantisme était donc aussi bien que le catholicisme l’adversaire de l’esprit moderne d’émancipation intellectuelle et politique : la « lutte civilisatrice » des derniers siècles n’a pas eu à combattre moins que l’ancienne cette nouvelle forme du théologisme.

Ce n’est pas l’auteur de la Politique tirée de l’Écriture sainte qui