Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/623

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
613
reinach. — études psychologiques en allemagne

tique qu’il faille accepter sans réserve : nous transporterons cette âme dans un état qui est juste l’opposé de l’Aufklœrung. » C’est en effet dans la manière dont se constituent nos croyanes, plutôt que dans leur contenu, que réside la dignité de la pensée humaine : l’important n’est pas d’être éclairé, mais de le devenir. Ce qu’il y a eu de vraiment grand dans le protestantisme, ç’a été la protestation, non le changement de dogme. L’Aufklœrung est une tendance au progrès dans les choses de l’esprit ; son œuvre n’est donc jamais achevée ; on doit sans cesse recommencer la lutte, car le progrès ne connaît pas de limite, et l’effort continu engendre seul le progrès[1].

La superstition envahit aussi à chaque instant le domaine de la science ; elle s’infiltre dans les usages du monde, se manifeste dans nos actes, infecte nos opinions, se traduit dans nos paroles de chaque jour. Les préjugés ridicules sont encore plus enracinés et plus généralement répandus qu’on ne se l’imagine communément : la croyance au miracle, aux revenants, aux tables tournantes, à l’astrologie, à la prédestination, etc., sont des erreurs qui ont été et sont peut-être encore le partage d’une importante fraction de l’humanité. L’indulgence envers la superstition équivaut à une complicité et doit être condamnée comme l’erreur même : l’amphitryon « libre penseur » qui ne veut pas, par égard pour la susceptibilité de ses convives, les laisser s’asseoir treize à table, pactise avec des préjugés qu’on devrait combattre sans relâche. En somme, bien que dans son ensemble la science contemporaine tende manifestement à l’Aufklœrung, la grande masse se soustrait encore à sa salutaire influence. Trop souvent même la science, ou prétendue telle, signe avec la superstition de honteux compromis. M. Lazarus rappelle, non sans tristesse, ces articles de certains journaux français au mois de décembre 1876 où l’on annonçait triomphalement « que vingt-deux élèves des universités catholiques avaient subi les épreuves avec succès, parce qu’avant l’examen ils avaient trempé leurs plumes dans de l’eau de Lourdes, «’assurant ainsi la protection de la patronne de la source. » Quel chamanisme africain, ajoute avec raison M. Lazarus, peut soutenir la comparaison avec celui-là ? Il ne faut pas proscrire moins sévèrement l’abus, si souvent répété, d’invoquer l’autorité des livres saints dans des questions de science, comme ce pasteur Knak qui, en 1868, se fondait sur divers passages de l’Écriture pour prouver l’immobilité de la terre et le mouvement du soleil. En établissant une solidarité forcée entre l’élévation morale de pages vénérables et leur valeur scientifique, au lieu de rehausser la seconde, on ne peut que déprécier la première.

  1. Gedanken über Aufklœrung, passim.