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ne sont rien que des rêves. Il est temps qu’encore une fois, dans les cercles les plus étendus, nous proclamions ouvertement et honnêtement ce qui dans les traditions du passé est raisonnable et ce qui ne l’est pas. Le siècle présent doit reprendre le courage de porter sur le passé un jugement libre et hardi, d’appeler par leur nom la déraison, la rêverie, l’imperfection morale. Cessons encore une fois nos réticences, nos cachoteries, nos transactions ; cessons les feintes et les interprétations hypocrites, cessons de transporter le fardeau d’une épaule sur l’autre au lieu de le rejeter une fois pour toutes ; au lieu de fermer l’un ou l’autre œil, ouvrons-les tous les deux et tâchons d’y voir clair… Voici où les choses en sont venues parmi nous : des milliers, des dizaines de milliers de personnes instruites appartiennent à une invisible Eglise de l’avenir ; elles tiennent pour la vérité, pour le devoir, pour la destinée de l’homme autre chose que ce que le passé nous a transmis et qu’on enseigne comme tels. Quand elles se trouvent seules dans leur cabinet de travail ou avec un couple d’amis, elles ne se font pas scrupule de professer comme une chose toute naturelle le rejet de toute tradition, le mépris profond de toute croyance superstitieuse. Mais en public, dans la belle société, il est depuis longtemps de bon ton de se taire là-dessus ; le respect tacite et sans examen de l’ancien parce qu’il est ancien, de la croyance parce qu’elle est croyance, passe pour une chose convenue, sacrée. En vérité, le siècle n’a qu’à secouer encore une fois ses chaînes, et beaucoup d’entre elles se briseront, ces chaînes que l’esprit s’est forgées à lui-même, qui sont devenues rouillées et usées, qui ne tiennent encore que parce que nous avons désappris à les rompre. Il faut seulement que tous ceux qui, isolément et en particulier, se déclarent adhérents de l’esprit d’examen, élèvent haut la voix et le proclament : assez grande est la puissance de l’esprit, assez nombreuse la légion des penseurs libres pour triompher encore de la sottise et des ténèbres. »

M. Lazarus fait bon marché de l’argument sans cesse opposé aux fauteurs d’une réforme intellectuelle, à savoir les dangers de l’esprit d’examen, excellent dans l’élite, funeste dans le grand nombre. Le demi-savoir et la demi-instruction sont dangereux comparés à l’instruction et au savoir entiers ; mais l’ignorance absolue est plus funeste encore, sinon pour autrui, du moins pour elle-même. Avec non moins de justesse, notre auteur distingue entre les dogmes, qui sont des systèmes, et la libre pensée, qui est une méthode. « Prenons le système de métaphysique le plus indépendant, celui de Spinoza, de Herbart ou de Kant par exemple, et livrons-le à une âme sous la forme d’une tradition inébranlable, d’un ensemble dogma-