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la délivrance. Mais l’auteur du Védânta-Sâra et son commentateur ont vu d’insurmontables difficultés à cette théorie, et voici en quels termes ils définissent et expliquent cette situation spéciale de l’âme individuelle.

Le profond sommeil est un état où le jeu de tous les organes a cessé, mais cependant l’âme individuelle y perçoit le bonheur par suite de modifications très-subtiles de l’ignorance qu’éclaire l’intelligence[1]. Dans cet état, l’âme individuelle, qui reçoit le nom de prâjna, est absorbée par îçvara, c’est-à-dire par l’âme universelle, mais unie déjà à l’ignorance et différente par conséquent de Brahma ou de l’âme universelle indépendante et absolue. La part d’ignorance dont prâjna et îçvara restent accompagnés fait qu’il n’y a pas entre l’une et l’autre une indissolubilité pareille à celle qui a lieu, lors de la délivrance, entre l’âme individuelle et l’âme universelle, et qui ne saurait cesser[2].

Dans le profond sommeil, prâjna uni à îçvara goûte le bonheur, c’est-à-dire qu’il est témoin, au moyen de l’ignorance, du bonheur qui fait partie de sa nature[3]. Mais cela suppose la présence d’un attribut (matériel), attendu que, sans cet attribut et les impressions dont il est l’instrument, on ne saurait garder le souvenir, dans un autre état que le profond sommeil, du bonheur que l’on perçoit alors à l’aide de l’intelligence, qui est une des qualités essentielles de l’âme universelle, conservées par les âmes individuelles[4].

Le souvenir en question est issu de l’impression (samskâra) qui survit aux modifications de l’ignorance dont il a été parlé et à l’intelligence en tant que modifiée par elles[5].

En résumé, le profond sommeil, que Çankara considérait comme identique à la délivrance, en diffère essentiellement d’après les védântins de l’école de l’auteur du Vedânta-Sâra.

Dans un prochain et dernier article nous étudierons la doctrine de la délivrance proprement dite.

Paul Regnaud.
  1. Tadânîm (sushuptau) etâv îçvaraprâjnau caitanyapradîptâbhir atisûkshmâbhir ajnânavrttibhir ânandam anubhavatah. Vedânta-Sâra, édit. d’Allahabad, no 32.
  2. Tayor api avasthayor jîvâvachedakasya vyashtyajnânasya kenâpi rûpena sthitatvât etâv ityâdidvivacanopâdânam sarvâtmanaikye punar utthânânupapatteh. (Râma-Krshna, Comm. sur le Ved.-Sâra, loco cit.)
  3. ânandam svarûpânayidam anubhavatah (prâjneçvarau) ânandaçabdo’jnânata­tsâkshinor apy upalakshanaparah, (id., ibid.)
  4. tadânim akhandâtmasvarûpacaitanyenaivânandâdyanubhave ’bhyupagamyamâne sva­rûpasya nityatvât tajjanyasamskârâbhâvenâvasthântare smaranarûpaparâmarçânu­papattes tadanukûlam upâdhiviçesham kalpayati. (id., ibid.)
  5. Vrttivinâçât tadviçishtacaitanyasyâpi vinâçât samskârajanyam smaranam vaasthântare sambhavati. (id., ibid.)