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découlent le mouvement, la vie et la pensée. De ce que les propriétés mécaniques sont partout et toujours manifestées, tandis que la vie et la pensée n’apparaissent que comme des modes particuliers, passagers, il ne suit pas que les premières puissent être considérées comme constituant à elles seules la véritable essence des choses. On le voit, il y a loin du matérialisme de Dühring à celui d’un Démocrite ou d’un Hobbes. La matière ainsi entendue est bien près de se confondre avec la notion vague de l’être. Le philosophe ne nous explique toujours pas comment la quantité et la qualité, comment le mouvement et la pensée coexistent au sein de la matière. Leur opposition n’est-elle qu’apparente, comme le soutiennent dans des sens contraires les atomistes et les idéalistes ? Ou bien faut-il s’en tenir au concept de Spinoza, à la dualité des attributs de l’être universel ? Il semble bien que Dühring se rapproche, par de nombreuses affinités, du monisme spinoziste : mais sa véritable pensée ne ressort pas nettement de ses explications. C’est qu’au fond il n’a pas soumis à une critique suffisamment approfondie le concept de la matière. Il aurait fallu pour cela qu’il analysât les notions d’espace et de mouvement, qui sont impliquées dans celle de matière. Il préfère écarter comme chimériques les spéculations des métaphysiciens sur ce sujet, et s’en tenir au dogmatisme naïf d’un Démocrite. Aussi renouvelle-t-il sans hésiter la théorie surannée des anciens atomistes, sur la réalité des atomes et du vide[1]. Il perd ainsi le bénéfice des réserves qu’il avait formulées d’abord sur l’insuffisance du concept purement mécanique de la matière. — Hartmann et Lange ont, au contraire, consacré un de leurs meilleurs chapitres à déterminer l’origine, la valeur, le rôle de la notion de matière. Ils excellent l’un et l’autre à rajeunir la réfutation traditionnelle de l’atomisme par d’habiles emprunts aux récentes théories de la science. L’étude de Lange surtout est précieuse à consulter sur l’histoire des transformations scientifiques de la notion de matière. Pour tous deux, la matière se résout dans la force ; et les atomes ne sont, comme chez Leibniz, que des centres d’action mécanique. Pour tous deux encore, et en cela ils s’opposent directement à Dühring, la matière est une apparence. La métaphysique de Hartmann y voit, comme celle de Leibniz, un phénomène bien fondé (bene fundatum), une apparence objective (objectiver Schein). Les lois du mécanisme qui en régissent les mouvements répondent à la nécessité même des choses, ou encore ont leur principe dans la logique de l’Inconscient ; et, par conséquent, les relations

  1. Vaihinger, p. 91 et suiv.