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moment de bon sens, il lui viendra à l’esprit que les opinions d’autrui sont aussi valables que les siennes ; et cela ébranlera sa confiance en ce qu’il croit.


La conception que la pensée ou le sentiment d’un autre peuvent valoir la nôtre est certainement un progrès nouveau et très-important. Elle naît d’un instinct trop fort pour être étouffée chez l’homme, sans danger de destruction pour l’espèce. À moins de vivre en ermite, on influera nécessairement sur les opinions les uns des autres. De cette façon, le problème se ramène à savoir comment se fixe la croyance, non pas seulement chez l’individu, mais dans la société.

Qu’on substitue la volonté de l’État à celle de l’individu ; qu’on crée des institutions ayant pour objet de maintenir les doctrines orthodoxes présentes à l’esprit des peuples, de les rappeler continuellement et de les enseigner à la jeunesse ; que la loi ait en même temps le pouvoir d’empêcher l’enseignement, l’apologie ou l’expression des doctrines contraires ; qu’on écarte toutes les causes qui puissent faire appréhender un changement d’idées ; qu’on maintienne les hommes dans l’ignorance, de peur qu’ils n’apprennent d’une façon quelconque à penser autrement ; qu’on enrôle leurs passions de manière à leur faire considérer avec haine et avec horreur toute opinion personnelle ou sortant de l’ornière commune ; qu’on réduise au silence par la terreur ceux qui rejettent la croyance d’État ; que le peuple les chasse et les conspue, ou qu’une inquisition scrute la façon de penser des suspects, et, lorsqu’ils sont trouvés infectés de croyances interdites, qu’ils subissent un châtiment signalé. Si l’on ne pouvait arriver autrement à une complète uniformité, un massacre général de tous ceux qui pensent d’une certaine façon serait, et a été, un moyen fort efficace d’enraciner une opinion dans un pays. Si le pouvoir manque, pour agir ainsi, qu’on dresse une liste d’opinions auxquelles ne puisse adhérer aucun homme ayant la moindre indépendance d’esprit, et qu’on mette les fidèles en demeure d’accepter toutes ces propositions, afin de les soustraire autant que possible à l’influence du reste du monde.

Cette méthode a depuis les temps les plus reculés fourni l’un des principaux moyens de maintenir l’orthodoxie des doctrines théologiques et politiques et de leur conserver un caractère catholique ou universel. À Rome en particulier, on l’a pratiquée du temps de Numa Pompilius à celui de Léon XIII. C’est le plus complet exemple qu’en offre l’histoire ; mais, partout où il y a eu un sacerdoce, cette méthode a été plus ou moins appliquée. Partout où il existe une aristocratie ou une association quelconque d’une classe dont les intérêts ont ou