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Cette série d’opérations délicates demande des facultés spéciales, que M. Bougot définit en homme qui s’y connaît, et qui les possède à un éminent degré. D’abord, une sensibilité vive et exquise, toujours guidée par la raison qui en prévient les écarts, et plus développée encore que celle qui suffit au critique littéraire ; car la littérature, dont le caractère est plus analytique et le langage plus accessible, émeut plus vite que l’art et plus sûrement. Puis, trois qualités, de l’ordre intellectuel, qui sont : la finesse de perception, une mémoire spéciale, et l’intelligence des rapports. L’ensemble de ces qualités constitue le goût, faculté précieuse, dont les intuitions spontanées suppléent souvent avec avantage aux règles les plus doctes, et dont la possession native, résultat d’un heureux équilibre entre la sensibilité, l’imagination et la raison, vaut mieux, à notre avis, que l’acquisition savante des théories les plus transcendantales sur l’art.

M. Bougot n’a pas craint de passer du précepte à l’exemple, et l’on ne saurait hésiter à reconnaître la valeur de la méthode qu’il recommande, lorsqu’on voit avec quel succès il l’emploie lui-même, en l’appliquant à un des plus célèbres tableaux de Raphaël, celui que l’on désigne sous le nom de la Vierge de François Ier. Nous ne suivrons pas l’auteur par le menu dans cette analyse sagace et complète, où il fait preuve à son tour de toutes les qualités qu’il a précédemment exigées du critique d’art. Nous abandonnons également, à notre grand regret, la partie historique de l’ouvrage qui, bien qu’intéressante et instructive, surtout dans le chapitre consacré aux Salons de Diderot, n’est point, par sa nature même, marquée du même coin d’originalité que la partie théorique.

Un tel livre contribuera, nous l’espérons, à apporter un fondement sérieux, non-seulement à la critique, mais à la science du beau elle-même, si souvent refaite depuis l’antiquité, et toujours à refaire. Il éclairera tout au moins l’amateur en lui apprenant à faire un adroit, usage des mots de beauté, de grâce, de joli, d’agréable, lesquels composent, pour employer les expressions de M. Bougot, une échelle à l’aide de laquelle nous déterminons notre degré d’admiration pour une œuvre d’art. Mais nous persistons à penser, que des remarques raisonnées, des observations pratiques, des analyses pénétrantes, comme celles que nous trouvons en si grande abondance dans l’Essai sur la critique d’art, ajouteront plus de pierres solides à la construction de l’esthétique de l’avenir, que toutes les théories métaphysiques sur le beau que nous devons au talent des Jouffroy et des Lamennais, et même au génie des Hegel et des Schelling.

A. Cordier.