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mes erreurs n’altèrent en rien la nature, — à une loi supérieure à mon activité, et dont toutes mes fautes n’abaissent en rien la majesté. Mais lorsqu’il s’agit du beau, où est ce mètre essentiellement distinct de moi-même ? Assurément, on peut imaginer un beau métaphysique qui se confond avec le vrai et le bien : mais où est la relation directe de ce beau invisible avec le beau sensible que l’art a pour mission de réaliser ? L’art peut créer un beau mensonge, une belle perfidie, une belle horreur. L’imitation du laid, l’interprétation du vice, peuvent rester belles par certains côtés.

Ce qu’on nomme le beau idéal n’est plus, comme la loi morale ou la réalité naturelle, un terme extérieur et immuable ; c’est un type tout interne, tout subjectif, un mètre que nous créons nous-mêmes, et sur lequel notre éducation, et au besoin notre fantaisie, établissent les divisions, les subdivisions les plus variées, et jamais personne n’aura assez vu, assez comparé de chefs-d’œuvre, pour posséder en soi le critère universel du beau dans l’art. La vérité et les vertus sont les mêmes pour tout le monde, tandis que l’instinct du beau chez le vulgaire, qui admire le géant Totobocchus, est en parfait désaccord avec l’instinct du beau de l’artiste qui, comme Hogarth, personnifie la grâce parfaite dans une S irréprochable.

Il n’y a pas grand avantage, selon nous, à encombrer le seuil de la critique d’art de principes aussi ardus, dont la portée pratique est au moins discutable. Pourquoi ne laisserait-on pas l’artiste choisir son type comme il l’entend, son idéal comme il le peut ? Tandis que, dans l’ordre du vrai et du bien, nous devons mettre ce qui se passe en nous en conformité avec un type qui nous est extérieur, dans l’ordre du beau, au contraire, nous nous efforçons de produire une œuvre extérieure en conformité avec un type conçu au dedans de nous. Là, c’est l’objectif qui fait loi au subjectif ; ici, c’est le subjectif qui fait loi à l’objectif. Il ne nous appartient donc pas de condamner trop sévèrement l’idéal qui est personnel à un artiste, au nom de l’idéal tout aussi personnel que nous nous sommes formé à nous-mêmes.

Ce qu’il faut demander à l’œuvre d’art, c’est qu’elle associe, dans une alliance étroite et harmonieuse, le fond et la forme, la conception et l’expression. Mais ce n’est que par la forme, par l’expression, que le critique peut l’aborder. « Supposez que le critique soit exclusivement attentif à l’idée, dit excellemment M. Bougot, ce qu’il louera ou blâmera, ce n’est point l’œuvre elle-même, c’est une conception particulière de l’artiste. » Il ne faut pas craindre d’aller plus loin encore, et de borner résolument la critique à la forme, et au rapport de cette forme avec l’idée. Quant à l’idée elle-même, à la conception, elle doit être jugée par le philosophe, historien ou moraliste, non par le critique d’art proprement dit. Ce qui constitue l’artiste, en effet, ce n’est pas tant la faculté de concevoir que la puissance d’exprimer, puisque le premier pouvoir existe souvent sans le second, et que bien des hommes possèdent dans leur esprit un idéal aux superbes contours, sans être d’ailleurs en état