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analyses. — guyau. Morale d’Épicure.

mécanisme de Démocrite un dynamisme analogue à celui de la monadologie de Leibniz, dégagé toutefois de l’hypothèse de l’harmonie préétablie. La déclinaison du mouvement n’est-elle pas elle-même un phénomène extérieur, et ne suppose-t-elle pas une action immanente par laquelle l’être modifie ses propres états, s’arrache, pour ainsi dire, à son passé, et invente, par une sorte de création intérieure, un avenir nouveau et meilleur qu’il s’efforce aussitôt de réaliser ? Ce qui fait décliner le sage, n’est-ce pas l’idéal du bonheur qu’il se donne à lui-même pour fin à travers toutes les fluctuations de la vie ? — Le mouvement, déterminé ou indéterminé, ne serait ainsi que le dehors des choses : au dedans serait, comme dans l’homme, la spontanéité du désir et de la pensée et, par delà cette spontanéité même, la puissance indépendante et initiatrice de la volonté.

Le chapitre qui termine ce livre et qui contient l’exposition et l’appréciation de la théorie épicurienne de la mort abonde en réflexions ingénieuses ou éloquentes. Citons le rapprochement des idées d’Épicure et de Feuerbach sur l’immortalité, qui consiste, d’après eux, non dans la durée, mais dans l’intensité de la vie ; la réfutation faite par Epicure de la doctrine d’Hégésias sur le suicide, analogue à celle de Schopenhauer, et la distinction vraie et profonde que notre auteur établit entre la crainte puérile et lâche de la mort, la seule dont Épicure ait montré la vanité, et l’horreur légitime que l’anéantissement peut inspirer aux âmes les plus viriles et les plus désintéressées.

Dans le troisième livre, M. Guyau expose la morale pratique d’Épicure, sa théorie des vertus privées et publiques. Il a surtout mis en relief la conception épicurienne des deux grandes vertus sociales, la charité ou, pour parler comme les anciens, l’amitié et la justice. Comment l’épicurisme a-t-il pu sans se contredire admettre et expliquer le désintéressement de l’amitié ? Les curieux efforts de dialectique multipliés par le maître et ses disciples pour rendre compte du désintéressement par l’intérêt et faire naître l’abnégation de l’égoïsme annoncent et préparent en effet, comme le remarque M. Guyau, les subtiles analyses de la psychologie anglaise contemporaine. Avant Stuart Mill et Herbert Spencer, les épicuriens ont essayé d’expliquer la genèse des sentiments moraux par l’association des idées et l’habitude. Dans la question de la justice, Épicure nous apparaît comme un précurseur de Rousseau et de Bentham. La société civile repose, selon lui, sur un contrat, et ce contrat à son tour a pour objet l’intérêt public. L’autorité de la loi ne résulte donc pas seulement, comme l’ont prétendu les sophistes, de la force qui la sanctionne ; elle résulte bien plutôt de l’utilité commune qu’elle procure et garantit. Les pyrrhoniens ont eu tort de prétendre que la diversité et la variabilité des lois sont sans limites : car, s’il est des intérêts particuliers et variables, il en est aussi de généraux et permanents qu’aucune société ne peut méconnaître sans périr.

Après deux intéressants chapitres sur le progrès de l’humanité d’après Épicure et Lucrèce et sur la théorie épicurienne des dieux et de la