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analyses. — guyau. Morale d’Épicure.

sanctifier nos actes ? Un sentiment, l’universalité de l’amour. Le philosophe qui a plongé le regard le plus obstiné dans les profondeurs de la vie morale en est resté à jamais sceptique ; par l’ouverture béante de son âme, il avait vu l’abîme sans fond. Mais en même temps il avait trouvé la formule de vie, la règle d’or de la justice : considérer l’humanité comme une fin en soi. Les volontés humaines se reconnaissant comme sœurs dans la mêlée sauvage des instincts, et, sous le ciel obscur, sur une terre inconnue, dans l’incertitude de la fin suprême, prenant pour fin commune leur mutuel vouloir afin de tomber ensemble ou de s’affranchir ensemble, voilà pour Kant le règne de l’idéal.

Ce serait être trop sévère pour M. Renan que de rapprocher de ces conceptions sublimes l’enfantine vision de savants-dieux à l’énorme cervelle, aux articulations d’acier, qui, pour tarir en leurs veines la passion gênante, trouvent le beau secret de substituer au cœur un godet d’huile insubmersible[1]. Mais on voit où est le principe de ces rêveries auxquelles il s’abandonne si « doucement ». Sa pensée, se retrouvant toujours en face d’elle-même dans l’analyse des formes de l’être, a fini par s’adorer. N’est-ce pas, comme il aime à le dire, l’erreur théologique par excellence ? Si le nom de Dieu est amour, quoi de plus impie que l’orgueil de la pensée ? Cette lueur vacillante de l’intelligence, qui s’allume à l’heure obscure de la génération et s’éteint avec la vie, nous a été donnée pour nous montrer de loin les visages amis et pour guider nos pas dans les mêmes sentiers. Celui qui l’enferme dans son moi vide y cherche vainement la manifestation de l’être éternel : ainsi l’enfant des campagnes prend pour l’âme des morts le feu follet qui voltige sur leurs tombeaux. M. Renan s’est arrêté trop tôt dans la voie du scepticisme. Qu’il ne refuse pas d’en toucher le fond : de l’illusion infinie il verra naître la vérité suprême, l’absolu moral ; et il reconnaîtra, volontiers sans doute, que si un peu d’idéalisme éloigne du peuple, un peu plus d’idéalisme suffit pour y ramener.

Darlu.




Guyau. — La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines. — Paris, Germer Baillère, 1878.

Dans un mémoire couronné par l’Académie des sciences morales et politiques, M. Guyau avait présenté l’histoire et la critique des théories utilitaires depuis Épicure jusqu’à nos jours. C’est la première partie de ce travail considérable qu’il publie aujourd’hui, refondue et complétée, en attendant la seconde dont il annonce la publication prochaine sous le titre de la Morale anglaise contemporaine (Evolution et Darwinisme).

I. De même que Pascal, selon la remarque de Sainte-Beuve, a vu dans Epictète et Montaigne « les deux chefs de file de deux séries qui,

  1. Caliban, acte II.