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sait ? son règne marquera peut-être l’une des étapes de l’infatigable voyageuse, la raison.

On voit quelle erreur il y aurait à chercher ici une ironie persistante et plus ou moins bien dissimulée. M. Renan n’est pas, ne peut pas être hostile à la démocratie républicaine. Il a plus d’une fois parlé dignement de l’œuvre très-noble, très-généreuse de la France contemporaine ; et, pour lui-même, il est condamné à être toujours un libéral, car sa foi la plus profonde fait de lui un optimiste, et l’optimisme est une doctrine libérale[1]. S’il voulait permettre qu’on lui prêtât une opinion politique, en raison de ses seuls principes philosophiques, on dirait qu’il doit être par excellence c le républicain de raison ». Nos démocrates avancés regarderont, je le crains bien, comme de faux frères ces compagnons, à la façon de Prospero, qui arrivent dans les rangs avec une pensée de derrière la tête et qui « gardent le droit de rire ». C’est qu’ils ignorent quelle merveilleuse chose c’est de croire aux causes finales. Les analogies secrètes des idées leur échappent. Aujourd’hui, ils font des coquetteries aux systèmes d’apparence révolutionnaire, évolutionnisme ou positivisme, sans bien connaître le maniement et la destination de ces grandes machines de guerre intellectuelles ; étourdis par la clameur de la lutte présente, ils ne s’inquiètent pas des armes qu’elles tiennent peut-être en réserve dans leurs flancs obscurs, et ils sont prêts à les admettre au sanctuaire vide, comme un nouveau palladium de la liberté. S’ils veulent s’instruire, qu’ils lisent l’Ancien Régime de M. Taine, œuvre où la force même et la franchise de la pensée mettent à nu l’esprit de réaction propre aux doctrines naturalistes ; ou plutôt qu’ils assistent jusqu’à la fin au spectacle que leur offre M. Renan, et qu’ils écoutent les réflexions du prieur des Chartreux, chargé, comme le chœur antique, de donner la morale de la fable. Voici le bréviaire que récite le moine, un bréviaire peu orthodoxe, celui de l’auteur sans nul doute : « J’ai aimé la justice et j’ai haï l’iniquité, disait un grand pape. On peut toujours aimer la justice ; mais haïr l’iniquité !… c’est plus facile à dire qu’à faire. Où est l’iniquité ? Les meilleurs esprits s’exténuent à la trouver et en définitive sont fort embarrassés. » Et au chapitre de la politique : « Les conservateurs étroits rêvent des tentatives pour ressaisir le pouvoir qui leur a échappé. Les hommes plus éclairés acceptent le nouveau régime, sans se réserver autre chose que le droit de quelques plaisanteries sans conséquence. » Telle est bien la conclusion du drame, qui justifie à la fois la conduite de la pièce et les intentions de l’auteur.

Seulement il y en a une autre : tandis que Prospero se soumet, au risque « de salir un peu le bord de son manteau », son génie, Ariel, refuse de participer à la vie « forte, mais impure » des hommes et se perd dans

  1. Signalons entre tous un article plein de vues élevées sur la Crise religieuse en Europe (Revue des Deux-Mondes, 15 février 1874). Il s’y trouve cette idée qui mène loin, que la liberté n’est pas un moyen, mais un but. — C’est la formule la plus profonde du libéralisme politique.