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analyses. — renan. Caliban.

ment rejaillir sur son dos les arguments dont il avait accoutumé de faire un si triomphant usage. Ce sont là les vicissitudes de l’idée, aussi instructives à suivre que celles de l’histoire. Dans un dialogue de Platon, merveille d’art et de dialectique, on en trouve un exemple bien curieux. Un sophiste[1] y soutient la thèse de l’inégalité des droits, doctrine chère à M. Renan. Il n’y voit pas encore le « coup de fouet » qui fait marcher l’humanité ; mais il oppose déjà la nature et sa hiérarchie rigoureuse à la loi, œuvre des petites gens à l’humeur égalitaire ; et avec une franchise brutale, mais non sans mérite, il fonde sur le droit de la force une théorie des hommes providentiels dépouillée de tout mysticisme. C’est au cœur de l’argumentation captieuse que s’enfonce la pointe aiguë de l’ironie socratique. Si les faibles s’unissent, demande Socrate, ne sont-ils pas les plus forts ? Les petites gens ont droit au respect, puisqu’ils ont la majesté du nombre ; et quand ils conviennent de mettre la force commune au service de la faiblesse individuelle, que peut un seul contre tous ? En vertu même de leurs principes, les Calliclès doivent s’incliner devant l’imposante autorité du pacte social.

Ceux qui croient à la souveraineté absolue de la raison sont exposés à un désagrément tout semblable. Comme il nous arrive à tous, l’avenir confond parfois leurs espérances ; le monde n’est pas toujours de leur avis ; la force des choses donne un démenti à leurs systèmes. Mais alors ils n’ont pas la ressource laissée aux autres hommes, qui est de se plaindre. Ils ne peuvent lever les mains au ciel. Car si la raison mène le monde, le monde a toujours raison ; si la raison est toute-puissante, toute puissance est raisonnable. Et devant cette raison anonyme qu’ils ont déifiée à plaisir, il faut maintenant que leur raison s’humilie, « froissée par ses propres armes. » M. Renan échappe à l’embarras de cet aveu par la bonne grâce qu’il met à le faire. Il prend les devants sur la nécessité ; il accueille avec faveur les faits nouveau-venus, il leur fait les honneurs de sa demeure philosophique, il s’ingénie à leur trouver des mérites cachés, à leur donner une tournure décente. Il reconnaît que les classes déchues méritent leur sort, et que si le pouvoir leur échappe, c’est qu’elles le tiennent d’une main défaillante. Prospère tombe sans lutter : c’est un fruit mûr qui se détache de la branche. De même, les nouvelles couches sociales qui s’élèvent à la vie politique justifient leurs prétentions par l’ardeur même de leurs aspirations, par cet effort obstiné propre aux âmes neuves et grossières ; elles légitiment leur victoire par la bonne volonté qu’inspire l’ambition satisfaite, par la modération qui naît du frottement du désir contre la réalité tenace. Pourquoi donc Caliban ne deviendrait-il pas « avec le temps » un souverain très-présentable ? Il acquerra vite l’instinct du gouvernement, qui n’est au fond que l’intérêt de conservation. Plus près de la foule, il servira mieux que ses prédécesseurs, trop infatués de leur supériorité personnelle, les grands intérêts de l’humanité. Qui

  1. Calliclès n’est, à vrai dire, qu’un admirateur et un ami des sophistes.