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joly. — la jeunesse de leibniz

une habileté en mathématiques qui me fait défaut. Tu es bien plus heureux que moi, car ma jeunesse s’est consumée tout entière dans ces débris d’un âge barbare dont je me suis contenté de tirer peu à peu quelque profit pour l’érudition. »

Par ces derniers mots, Thomasius indique avec autant de justesse que de sincérité quel est son plus beau titre d’honneur : il a appris à Leibniz l’histoire de la philosophie. Je ne m’arrêterai pas longtemps sur ce point, déjà connu. La longue lettre écrite par Leibniz à Thomasius en 1669 et que Datons a conservée montrait déjà que le clairvoyant disciple plaçait là la gloire de son maître. « Nous attendons de toi, lui disait-il, un cours complet d’histoire de la philosophie. » Il ajoutait seulement : « Plaise à Dieu que tu pousses jusqu’à notre âge et que tu avertisses qu’on doit accorder quelque chose aux novateurs ! Tu te dois comme censeur non-seulement à Bageminus, mais à Patrizzi, Telesio, Campanella, Bodin, Nizzolius, Frascatorius, Cardan, Galilée, Verulamius, Gassendi, Hobbes, Descartes, Basson, Digby, Sennert, Sperlingius, Derodon, Deusingius et beaucoup d’autres. » Ceci, disons-nous, était écrit en 1669. Sur quelques-uns au moins des noms écrits dans cette longue énumération, le maître n’était pas demeuré tout à fait muet. Il avait déjà censuré vigoureusement, comme on l’a vu, la philosophie de Hobbes, et prononcé quelques mots dédaigneux sur Bodin, sur Gassendi et sur Descartes. Mais il est vrai que sa prudence ne s’aventurait guère jusque-là. Ce qu’il avait enseigné avec beaucoup d’étendue, de détails et de précision, c’était l’histoire de la philosophie ancienne et de la philosophie scolastique. La lecture des præfationes achève de nous en donner la conviction.

Ce n’est pas qu’il se montre enthousiaste des doctrines de ces philosophes. Il s’applique à en montrer les erreurs et les dangers, à mettre surtout en lumière par où elles sont contraires à l’idée qu’il se fait de la foi chrétienne, beaucoup plus qu’à en faire sentir la force et à en dégager les beautés. Platon, Aristote, les stoïciens, à plus forte raison Epicure et ses disciples, tous ces hommes sont des païens ; ce mot seul les condamne. Quelques esprits subtils avaient cru, paraît-il, retrouver dans leurs philosophies une croyance plus ou moins explicite au péché originel. Il n’eut pas fallu moins pour les réhabiliter dans l’esprit de Thomasius. Mais son bon sens et son érudition fort exacte n’ont pas de peine à démontrer l’inanité d’une semblable tentative[1]. Il continue donc à les traiter avec sévérité ; plusieurs des textes que nous avons cités dans les pages précédentes nous en

  1. An etiam gentilibus fuerit notum peccatum originis, præmissa disputationi de societatis civilis statu naturali et legali (1670).