Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/480

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
470
revue philosophique

ne saurait le contester, la douleur trouve plutôt que le plaisir les moyens de s’exprimer, et il est facile de comprendre les raisons naturelles de cette priorité. L’expression de la douleur est une expression de besoin et de nécessité, parce que la douleur, anormale, quoique fréquente, provient du trouble des fonctions, compromet la vie ou la santé, et par suite réclame du secours. Le plaisir au contraire, correspondant à un état sain des organes et à un développement régulier des facultés, n’aspire pas avec la même énergie à se manifester au dehors ; il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’il reste latent, et l’expression du plaisir est, si je puis dire, une expression de luxe, dont l’enfant peut se passer pendant quelque temps.

Quand on veut étudier de près la nature de l’enfant, il ne faut pas se contenter d’observer, il faut encore expérimenter, c’est-à-dire mettre l’enfant dans des situations nouvelles qui provoquent les sentiments de sa jeune âme. Il ne faut pas craindre de recourir à une foule d’artifices. Darwin est un modèle en ce genre. Par exemple, raconte-t-il, pour se rendre compte des mouvements de la crainte chez un de ses fils, il imagina de produire tout près de lui une foule de bruits étranges et assez forts que l’enfant accueillait d’habitude comme d’excellentes plaisanteries. « Mais un jour, ajoute Darwin, je me mis à ronfler bruyamment, et l’enfant prit aussitôt l’air grave et fondit en larmes. » Une autre fois, Darwin marche à reculons, et l’enfant témoigne la même émotion. C’est par des méthodes analogues, en variant ingénieusement les circonstances, en multipliant les cas, que M. Pérez suit et caractérise par quelques-uns de leurs traits les divers états de la sensibilité enfantine : la crainte, le plus souvent causée par l’apparition d’un objet nouveau, et qui ne se distingue pas encore nettement de l’étonnement et de la surprise ; la jalousie, qu’il a observée dès l’âge de sept mois ; la colère, plus précoce encore ; la curiosité, qui fait que vers le huitième mois un enfant s’intéresse déjà à des objets qui n’ont aucun rapport avec la faim ou la gourmandise ; enfin la sympathie et l’antipathie, qui chez l’enfant ont pour objet non-seulement les personnes humaines et les animaux, mais les choses inanimées. « Le martinet, la serviette à laver sont pour lui des ennemis personnels. » Ce qu’il y a d’inné ou d’héréditaire dans ces diverses émotions, on ne songe pas à le contester : mais il n’en est pas moins intéressant de déterminer de quelle façon la nature les développe peu à peu. Les premières sympathies de l’enfant, par exemple, ne s’attachent qu’aux personnes qui lui procurent un plaisir sensible. J’ai sous les yeux un enfant de trois mois qui ne sourit encore volontiers qu’à sa nourrice et à sa bonne, à la première parce qu’elle lui