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et les gains de chacun des deux joueurs s’équivalent à peu près, je suis convaincu qu’on aurait eu bien de la peine à le découvrir par un raisonnement à priori. On a donc dû partir de l'observation du fait et cette observation a donné l’idée d’examiner avec soin les conditions dans lesquelles chaque coup se produit. L’analyse a d’abord établi qu’il n’y avait que deux événements possibles et comme rien ne pouvait faire croire que l’un de ces deux événements fût autrement possible que l’autre, on a dû supposer qu’ils l’étaient également. Dans la suite, on a développé par un raisonnement mathématique les conséquences de cette supposition, et c’est ainsi qu’on est parvenu au théorème de Bernouilli. Enfin, l’expérience ayant toujours vérifié les conséquences de ce théorème, on a dû admettre comme solidement établies les hypothèses sur lesquelles on se fonde pour le démontrer.

Mais, dira-t-on, pourquoi cette marche détournée ? N’est-il pas bien plus simple d’admettre immédiatement que dans une longue suite de coups pile et face tournent aussi souvent l’une que l’autre ? Il serait peut-être en effet possible de le faire, si l’on examinait toujours des cas aussi faciles que celui de pile ou face. Mais il n’en est plus de même quand on considère des cas un peu plus compliqués. Cherchez à l’aide de la seule observation, et sans aucun calcul, sur combien de coups il se présente d’ordinaire une succession continue de dix faces, et vous verrez combien il vous faudra dépenser de temps, d’efforts et de sagacité avant de découvrir le nombre 1 024. — Voici encore une conséquence du théorème de Bernouilli. A mesure que l’on considère des séries de parties de plus en plus grandes, la probabilité qu’un joueur gagnera justement la moitié des parties de chaque série diminue, tandis que la probabilité que le même joueur gagnera à peu près la moitié des parties augmente. Et, tandis que la première probabilité diminue indéfiniment, la seconde augmente indéfiniment. Je crois qu’il serait bien difficile de déduire une telle loi des seuls résultats fournis par l’expérience. Assurément, si l’exemple choisi était un peu complexe, une pareille déduction serait impossible absolument.

Sommes-nous en tout cela bien éloignés de M. Venn ? Je ne le crois pas. En effet, voici quel est son dernier mot : Quand on veut étudier une série fournie par la nature, on est obligé de lui substituer une série idéale avec laquelle la série donnée se confond entre certaines limites et qui se prête à l’emploi de l’analyse mathématique. Sous une autre forme, c’est à peu près ce que nous avons dit nous-même.

T. V. Charpentier.
(La fin prochainement.)