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devient trop un esprit complet et systématique : l’écrivain railleur de la Lettre sur l’enthousiasme, le moraliste spirituel de la Rapsodie philosophique et du Sens commun y perd un peu de son originalité. L’histoire philosophique, pour être rigoureuse et objective, n’a pas renoncé à être pittoresque.

M. Gizycki a voulu nous montrer dans Shaftesbury un représentant de la méthode expérimentale appliquée à la morale et à la religion, par suite un précurseur des contemporains. À la morale ascétique de Kant, où une sorte de mysticisme nuageux s’appelle la métaphysique des mœurs, il oppose la philosophie morale de Shaftesbury, uniquement fondée sur l’observation du cœur humain et indépendante de toute métaphysique. Esprit mesuré, éloigné des spéculations aventureuses, et moraliste délicat, Shaftesbury se distingue en effet des métaphysiciens de son temps, des théologiens, des matérialistes et des sectateurs de Locke par sa finesse de psychologue, en dehors de toute école : aussi sa théorie des affections de l’âme a-t-elle mérité de survivre.

L’observation lui découvre que tout être a un but final, objet de toutes ses actions instinctives ou réfléchies, et qu’on appelle son bien : tout ce qui l’en écarte est le mal. Mais l’individu n’est point, comme on a voulu le faire croire, isolé du reste des êtres : il est partie intégrante d’un système supérieur, l’espèce ; celle-ci, à son tour, est comprise dans un autre plus vaste, le système animal ; ce dernier encore n’est qu’une dépendance du système planétaire. Or, plus un être est élevé en degré, plus grande est la sphère où est appelée à se développer son organisation mentale ; l’homme, l’être le mieux doué, est aussi le plus étroitement rattaché à la nature entière, et plus prochainement à son espèce. Au nom d’une investigation plus profonde et plus large du cœur humain, Shaftesbury se trouvait amené à repousser la doctrine de l’égoïsme absolu, défendue par La Rochefoucauld et Hobbes. Il distinguait en nous trois classes d’affections : les affections personnelles (self affections), les affections sociales ou, pour mieux dire, naturelles (natural affections), et les affections dénaturées (unnatural affections), telles que la malignité, l’égoïsme. Les secondes, autant que les premières, sont indispensables au bien de l’individu ; et d’autre part les premières elles-mêmes, par la crainte qu’inspirent à celui-ci les conséquences possibles de ces actions, ont encore pour résultat le bien de l’espèce. Du reste, l’homme est autre chose qu’un être dominé comme l’animal par le tempérament, et les affections réfléchies de la deuxième classe, l’amour du bien et du beau, ne lui sont pas moins propres que les autres. Enfin n’est-il pas évident que l’humanité, espèce zoologique en tête de toutes les autres, ne saurait être dépourvue de l’instinct de sociabilité nécessaire à sa conservation ?

Si l’on veut bien réfléchir après cela que le ressort de toute action chez l’homme et chez l’animal, c’est le sentiment accompagné ou non de l’idée, on comprendra avec notre moraliste que la science rationnelle des actions humaines n’a pas de plus fermes soutiens, d’auxi-