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Donc, tant qu’il y a deux puissances, deux biens dans le monde, la prédominance de l’idéal n’y est que précaire. Méphistophélès n’a pas tort d’espérer : « La lumière, malgré ses efforts, reste enchaînée dans la matière ; elle s’arrête à la surface des corps ; les corps la brisent dans sa marche ; et, je l’espère, elle ne durera pas plus qu’eux ; elle rentrera dans le néant. »

Ce n’est pas par une conciliation des deux principes, mais par une identification seulement, que peut être conjuré le pessimisme, « Εἶς ϰοίρανος » disait Aristote. Ce qu’il faudrait identifier c’est, chez l’homme, le bonheur et la vertu ; dans l’univers, la nature et la moralité. Et cette tâche peut-être ne serait point impossible, si l’on pénétrait le sens de ce fait : que jamais le pessimisme n’a subsisté chez un même homme avec une notion (j’entends de celles dont on a vraiment conscience), une notion pure et entière du devoir ; et le sens de ce mot, qui est le dernier de tous les pessimistes : « Si Dieu ne pouvait faire le monde meilleur, il pouvait aussi bien se tenir en repos » (Diderot), comme si la perfection était, à leurs yeux même, la seule légitime raison d’être.

D’abord, il n’est pas un pessimiste qui ait donné de la loi morale une notion complète : la plupart croient avoir assez fait, s’ils maudissent la vie, s’ils plaignent leurs semblables, et s’ils se résignent ; les plus hardis, Hartmann, Taubert, ne voient encore dans la moralité qu’un bien secondaire, qu’un moyen d’atteindre au néant. Ce qui, au contraire, fit de Stuart Mill, d’abord pessimiste, un optimiste, ce fut cette réflexion, que le pessimisme affaiblit en nous l’activité morale avec la foi et la toute-puissance du droit, foi à laquelle tout doit se subordonner (Essais sur la religion, Conclusion). Ce n’est pas une parole sans profondeur, celle de Rousseau à l’homme qui veut se tuer : Fais une bonne action, et tu aimeras la vie. Car, songez-y, le devoir doit remplir notre vie entière : il n’est pas seulement la règle, il veut être le ressort, le principe unique de tous nos actes sans exception. Dans une vie vertueuse, c’est-à-dire honnêtement laborieuse, le dégoût ne trouve pas de vide où se glisser.

Mais ce n’est pas tout : la loi morale gouverne plus que nos actes ; elle gouverne nos pensées ; elle ne permet pas qu’il en pénètre en nous une qui lui soit contraire. Il ne suffit donc pas d’y croire « pratiquement » et de réserver dans notre esprit une région où cette croyance n’a pas accès, où s’est retiré ce soupçon, que la loi pourrait bien être une illusion obligatoire, et la souveraineté absolue à laquelle elle prétend sur toutes choses une erreur respectable. Cette souveraineté, il faut au contraire la prendre au sérieux. Un acte honnête est une profession de foi dont il faut tirer hardiment les conséquences. — Et cependant, d’autre part, si le triomphe du juste est assuré, la vertu ne perd-elle pas ce caractère de générosité et d’abnégation qui en est l’essence ? — Ces craintes sont justes, s’il s’agit de ces âmes imparfaites que nous sommes, qui n’ont pas dépouillé le moi égoïste, sur qui l’espérance du bonheur personnel est puissante, qui confondraient aisément l’abnéga-